On doit à Jean Cocteau d’avoir donné dans Orphée (1950) la première représentation fictionnelle de Saint-Germain-des-Prés comme capitale culturelle de l’après-guerre : dans
la logique fantastique de Cocteau, aucune donnée géographique précise n’est bien sûr mentionnée, mais on reconnaît sans peine,
dans le café des poètes et sa foule de jeunes habitués, le café de Flore et sa faune zazou au sein de laquelle évolue magnifiquement
la silhouette sombre de Juliette Greco en personne, incarnant la chef des Furies qui s’en prendront à Orphée à la fin du film.
En choisissant ce quartier pour raconter sa tragédie moderne, Cocteau inaugure une représentation sombre, un traitement mélancolique
de Saint-Germain dans le cinéma de fiction.
Un Américain, bohème, à Saint-Germain (Le signe du lion)
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On connaît la chanson la plus célèbre sur le quartier. Ecrite et chantée par Guy Béart en 1961, elle est surtout connue par
l’interprétation qu’en fit Juliette Greco : "Il n’y a plus d’après à Saint-Germain-des-Prés, plus d’après-midi, plus d’après-demain, il n’y a qu’aujourd’hui". Or, le cinéma retrouve souvent les accents tristes de la chanson de Béart. Après la dépense et l’ivresse, la descente et
la "gueule de bois". Que reste-t-il des chahuts d’hier dans les lendemains tristes ? On a déjà vu, avec le sketch de Douchet, le goût amer que
laisse un quartier dont les faux-semblants et les illusions tiennent lieu de mode de vie. Le signe du lion (1959) d’Eric Rohmer montre aussi ce double visage du quartier en faisant le portrait de Pierre (Jess Hahn), roi fortuné
de la bohème germanopratine, gloire locale, connu pour ses largesses et ses fêtes dionysiaques, devenant, du jour au lendemain,
un authentique Boudu, contraint à l’errance et à la solitude : "Quand je te reverrai à Saint-Germain-des-Prés, ce n’ sera plus toi, ce n’ sera plus moi, il n’y a plus d’autrefois".
La mélancolie germanopratine vue par Louis Malle (Le feu follet)
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Mais la séquence magistrale qui illustre la finitude du quartier derrière la trame du souvenir est dans Le feu follet (1963) de Louis Malle. Elle prend logiquement le café comme décor principal de l’action, mais pour retourner tous les signes
heureux de la flânerie germanopratine en son contraire : une mélancolie qui s’empare de tout. Alain Dubourg boit un café à
la terrasse du Flore avec d’anciens camarades de soirée. Déjà, le décalage s’installe entre l’énergie potache des copains
d’hier et la lassitude du personnage. La suite de la séquence va scénographier la "descente" d’Alain avec, comme bande musicale, la première Gnossienne d’Erik Satie rappelant, avec cruauté, les grandes heures du Paris des années 1920. Il regarde les passants, une belle femme
le regarde avec insistance, mais le programme baudelairien, plus noir que jamais, creuse davantage la faiblesse du personnage
: il prend en tremblant un verre de cognac, première chute, échec de la cure ; puis il monte aux toilettes pour se rafraîchir
et se voit dévisager par un jeune homme à l’élégance arrogante. Avant de quitter le Flore, Alain pense : " Quelle ignominie. Comme la vie sait nous humilier ! Plus rien ne reste de la joie d’hier. Saint-Germain-des-Prés comme exercice
d’humiliation".
Jean-Pierre Léaud, habitué des Deux Magots (La maman et la putain)
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Dans l’autre chef-d’œuvre de la mélancolie germanopratine, La maman et la putain (1974) de Jean Eustache, on retrouve – pour la dernière fois ? – scénographié et dialogué avec génie tout le charme du quartier
avec, encore une fois, la note triste qui prend sans cesse le relais du bonheur d’être en terrasse. Le dernier mot à Alexandre
/ Jean-Pierre Léaud, habitué des Deux Magots : "Bernanos disait : 'Je ne peux pas me passer longtemps du visage et de la voix humaine, j’écris dans les cafés'. Moi ? Je fais un peu moins, je viens y lire". Il n’y a sans doute pas de meilleure définition de l’habitant de Saint-Germain-des-Prés.
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