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Parcours
Le Paris de Jacques Baratier
par Frédéric Hardouin
P121
Paris la nuit réalisée en 1956 avec Jean Valère
collection Paris Île-de-France
En 1969, Jacques Baratier consacre un documentaire à René Clair, pour la fameuse collection Cinéastes de notre temps qui est destinée à la télévision - Baratier gardera tout au long de sa vie une admiration inconditionnelle pour René Clair. Il est intéressant ici de s'attacher aux points communs qu'il peut y avoir entre les deux metteurs en scène. En effet, Baratier, dirigeant l'entretien, emmène le cinéaste sur des terrains qui lui sont chers. Parmi ces points communs, on peut d'emblée citer l'amour sans borne que tous deux portent à Paris. Plus profondément, Paris est un décor de cinéma, qui suscite un immense univers de fiction. Baratier, tout comme Clair, en usera volontiers.


Un amoureux de Paris
Peu de cinéastes français sont autant attachés à Paris que Baratier. L'ensemble de sa filmographie (riche de vingt-huit films) en témoigne : sont évoqués tour à tour le Paris touristique, le Paris plus intimiste de certains quartiers (avec au premier plan celui de Saint-Germain-des-Prés), et le Paris de banlieue. L'histoire qui lie Paris à Baratier est à la fois celle qui reflète la vie personnelle du cinéaste et celle que dessine une vision plus socio-historique de la capitale.

L'histoire de cette liaison amoureuse entre l'homme et la ville commence dès les années d'Occupation : Baratier vit rue du Dragon à Saint-Germain-des-Prés, quartier jouissant très paradoxalement d'une certaine liberté. Il y travaille comme journaliste littéraire, y fréquente bon nombre de lieux devenus aujourd'hui mythiques (Le Flore, Les Deux Magots, Le Tabou…), et y rencontre certaines personnalités artistiques, singulières et éclectiques : Jacques Audiberti, Alexandre Astruc, Olivier Larronde, Anne-Marie Cazalis, Juliette Gréco, etc. C'est à la Libération que Baratier décide, avec l'aide de l'écrivain lettriste Gabriel Pomerand, de filmer tout ce petit monde alors en effervescence : Le désordre est tourné au cours des années 1947-48.


Saint-Germain-des-Prés
Le désordre à 20 ans (1966)
Le désordre deviendra vingt ans plus tard Le désordre a 20 ans (Voilà l'ordre étant la seconde partie du film) : il s'agit là d'une œuvre d'une très grande richesse documentaire. Elle témoigne, par de courtes prises de vue agencées tantôt de façon aléatoire, tantôt de manière plus construite (la seconde partie du film), de l'incroyable vitalité qui émerge dès la Libération à Saint-Germain : on y découvre la philosophie de Sartre, les romans de Camus, les poèmes de Prévert, les chansons de Gréco et de Vian. Mais aux premiers plans, on y découvre la désinvolture de la jeunesse d'alors, qui s'enferme, jusque tard dans la nuit, dans les caves et les cafés du 6e arrondissement de la capitale. On y danse et on y joue du jazz (le New Orléans) importé par les soldats américains. Tout cela se passe au Tabou, au Vieux-Colombier, au Club Saint-Germain, à La Rose Rouge.

Dès lors, ce petit monde germano-pratin est très vite qualifié "d'existentialiste" par les journalistes qui n'ont pas lu Sartre et qui cherchent à vendre du papier. En vingt ans, Saint-Germain-des-Prés a bien changé, et c'est là l'autre intérêt du documentaire de Baratier : dans les années 1960, le be-bop se substitue au jazz de la "Nouvelle Orléans" ; les boutiques de mode, les cinémas et les drugstores ont remplacé les terrains vagues et les bars. Le quartier, autrefois anarchiste, nihiliste et surréaliste, s'est embourgeoisé, dénaturé ; mais, nous dit le film, il reste malgré tout vivant et singulier.


Autres quartiers parisiens
Paris la nuit (1956)
En 1951, Baratier emmène sa caméra dans un gymnase situé dans une toute petite impasse nommée La cité du midi, au cœur de Montmartre. Michel Simon (acrobate avant de devenir comédien) nous sert de guide. Deux ans plus tard, Baratier signe, cette fois avec Maurice Chevalier, Chevalier de Ménilmontant, un documentaire sur les gamins du quartier d'enfance de l'acteur. On ne peut s'empêcher de penser à l'univers de Doisneau ; la sublime fraîcheur et l'humour de ces deux courts métrages est à redécouvrir.

L'œuvre majeure de cette première période reste sans conteste Paris la nuit, réalisée en 1956 avec Jean Valère. A l'aide de saynètes et d'un montage symbolique, le film trouve tout naturellement sa forme novatrice : les associations de plans sont créatrices d'instants poétiques et insolites, ou simplement anecdotiques. C'est certainement ce qui a conduit le jury de Berlin a lui décerner l'Ours d'or, lors du festival de 1956. On découvre la vie nocturne de la capitale à travers Pigalle, les magasins des Grands Boulevards, les lieux hautement significatifs que sont les Champs-Elysées ou la place de la Concorde. Paris la nuit a su garder toute sa poésie, tour à tour teintée de réalisme et de surréalisme.

Ces trois courts métrages documentaires innovent par l'utilisation en décors naturels des rues parisiennes, et annoncent dès lors ce que fera la Nouvelle Vague quelques années après.


Baratier, Paris et la Nouvelle Vague
En 1963, Baratier réalise Dragées au poivre et reprend à son compte la façon qu'ont les jeunes cinéastes français (Godard, Truffaut, Rivette, Resnais, etc.) de réaliser leurs films : un tournage rapide, une équipe technique réduite, une part d'improvisation, un certain franc-parler des comédiens, et surtout des décors naturels. N'y a-t-il pas que Paris pour symboliser cette Nouvelle Vague ? Baratier ne s'y trompe pas. Il filme ses comédiens sur les Champs-Elysées, dans le bois de Boulogne, ou dans une cave de Saint-Germain, "à la manière de…".

Mais si ces Dragées sont bel et bien le témoin d'une nouvelle ère, le film en marque également la fin. Concernant les multiples allusions à la Nouvelle Vague, Baratier n'hésite pas à utiliser la provocation : le système de production désiré et mis en œuvre par cette Vague est ouvertement mis en abîme. Désormais, on interroge des prostituées sur le trottoir (parodiant Vivre sa vie de Godard), on écoute d'absurdes discussions dans les bars (parodiant L'année dernière à Marienbad de Resnais), etc. Aussi, les acteurs semblent interpréter de simples figurants et, au final, c'est assurément Paris qui devient le personnage principal du film.

Deux ans plus tard, Baratier renouvelle l'expérience avec L'or du duc. Paris devient explicitement le théâtre de la fiction, à travers un film de course-poursuite menée dans la capitale. Paris y est omniprésent, et bon nombre de séquences sont interprétées dans de célèbres endroits : la place du parvis de Notre-Dame et sa cathédrale, la place Vendôme, la basilique du Sacré-Cœur et ses escaliers, les salles de ventes de la maison Drouot, la place de la Concorde, ainsi que quelques quartiers plus populaires. Ceci étant, il ne s'agit pourtant pas d'une carte postale : les scènes qui sont tournées en ces lieux priment ouvertement sur le décor, la toile de fond. Ainsi, les différentes architectures sont rarement montrées dans leur ensemble.


La banlieue
La ville bidon (1975)
La banlieue forme l'autre pendant majeur dans la vision parisienne de Baratier. Mais cette fois-ci, le décor qui nous est dépeint est nettement moins réjouissant. Dès 1964, on découvre, au début d'Eves futures, les prémices de ce que deviendra le monde des grands ensembles situés aux abords de la capitale : le court métrage s'ouvre sur un gouffre formé dans la terre, sorte de fosse-poubelle, où l'on aperçoit au loin des tours modernes, des buildings. Dans ce trou, il y a un mannequin auquel il manque un bras ou une jambe : image insolite d'un objet atypique "jeté" dans ce décor. Dans le même plan, la caméra remonte (au début on était en plongée sur cette fosse) et laisse découvrir les tours. Voici un plan qui correspond bien au cinéma que pratiquera Baratier par la suite : un lien se crée entre le corps artificiel, posé là dans une fosse, et le monde que dessinent ces tours, monde où tout à coup l'aspect déshumanisant de l'univers moderne qu'elles symbolisent prend le pas sur ce qui pourrait être perçu comme une simple ville. Car les hommes y sont véritablement "entassés". Le reste du film nous le confirme : nous sommes dans un sous-sol, dans une fabrique de mannequins pour devanture de magasins. Image métaphorique : ces mannequins (filmés de façon surréaliste, avec humanité, sensualité - justement parce que ce sont des Hommes) sont en construction, d'autres en réparation, d'autres encore sont condamnés à trouver la poubelle. En 1964, l'avenir de ces Eves futures nous dira ce qu'il en est advenu.

En 1974, dans Vous intéressez-vous à la chose ?, film érotique réalisé en plein cœur de l'apothéose du genre cinématographique, Baratier lance sa fiction dans une famille venue passer sans doute ses dernières vacances dans une belle petite propriété située en banlieue. Dernières vacances en effet, puisque la villa est encerclée par la construction de tours et de H.L.M. Du coup, la vision nostalgique que nous offre le cinéaste sur ces ultimes retrouvailles en famille fait écho au sentiment de résignation inspiré par le bouleversement du paysage urbain alors en pleine métamorphose.

Le thème de la banlieue, sous-jacent dans ces deux opus, est cette fois abordé de front dans La ville bidon. A l'origine, Baratier tourne pour la télévision La décharge, en 1968, avec l'aide de l'écrivain Christiane Rochefort (auteur, entre autres, des Petits enfants du siècle) qui signe le scénario. Après visionnage, l'O.R.T.F. refuse de diffuser le film pour sa "noirceur pessimiste". Cinq ans plus tard, Baratier décide de reprendre son film, d'ajouter quelques séquences nouvellement tournées, et d'en refaire le montage : La décharge devient ainsi La ville bidon.

La littérature de Rochefort correspond à une réalité sociologique profondément en phase avec le monde contemporain, dont Baratier se fait écho avec La ville bidon : dès la seconde moitié des années 1960, et ce jusqu'à la fin des années 1970, la France met en place une politique du logement pour faire face aux vagues d'immigrations. Toutes sortes d'opérations immobilières seront entreprises et vigoureusement encouragées par les pouvoirs publics. Ainsi se construisent de véritables villes aux délires architecturaux, basées sur une certaine "qualité de vie" comme l'affirme l'un des personnages du film, face à la réalité de ceux qui les occupent. L'enjeu du film de Baratier est bien de montrer le "décalage" entre ce que l'on décrit des villes nouvelles et cette réalité. Baratier prend alors l'exemple de Créteil, où les fondations de la cité commençaient à peine. A travers son film, Baratier dénonce les méfaits de l'urbanisation à outrance (envolée de racisme, ghettoïsation de certains quartiers, etc.) alors que, paradoxalement, Créteil devient fièrement le symbole de la nouvelle politique de la ville.


Ultime regard sur Paris
En 2003, Baratier revient à son premier amour, Saint-Germain-des-Prés, avec Rien voilà l'ordre. Le film se déroule dans un asile situé près de Paris. Au cours d'une scène, le pensionnaire s'enfuit de l'hôpital psychiatrique pour retrouver Saint-Germain. La séquence, emprunte d'une certaine nostalgie, est des plus significatives : Baratier, qui depuis trente ans a ressenti la métamorphose urbaine comme une oppression, s'échappe du "monde" pour retourner au quartier de sa jeunesse. Toutes les routes mènent à Saint-Germain !


Filmographie sélective
Eves futures (1964)
Courts métrages
Désordre
de Jacques Baratier
avec Anne-Marie Cazalis, Juliette Gréco et Boris Vian
1949, 18min
La cité du midi
de Jacques Baratier
avec Michel Simon
1951, 15min
Chevalier de Ménilmontant
de Jacques Baratier
avec Maurice Chevalier
1953, 11min
de Jacques Baratier et Jean Valère
1956, 28min
de Jacques Baratier
1964, 20min
de Jacques Baratier
avec A. Adamov, R. Blin, M. de Ré et R. Vadim
1966, 24min
de Jacques Baratier
avec A. Adamov, R. Blin et C. Nougaro
1966, 35min
René Clair, série Cinéastes de notre temps
de Jacques Baratier
1969, 55min
Longs métrages
de Jacques Baratier
avec A. Karina, S. Signoret, G. Bedos et S. Daumier
1963, 1h04min
de Jacques Baratier
avec Claude Rich
1965, 1h25min
La décharge
de Jacques Baratier
avec Bernadette Laffont et Daniel Duval
1968, 1h17min
Vous intéressez-vous à la chose ?
de Jacques Baratier
avec Nathalie Delon
1974, 1h22min
de Jacques Baratier
avec Bernadette Laffont et Daniel Duval
1974, 1h30min
Rien voilà l'ordre
de Jacques Baratier
avec Claude Rich, Macha Méril, James Thierrée et Amira Casar
2003, 2h33min
Bibliographie
Jacques Baratier. L'aventure cinéma, Frédéric Hardouin, Nouveau monde, 2006
"Vous intéressez-vous à la chose ?", André Cornand, in La revue du cinéma, mai 1974
"Jacques Baratier cinéaste à éclipses", Henry de Mongabure, in Le Figaro, 20 janvier 1976
"Jacques Baratier", Guy Allombert, in La revue du cinéma, février 1986
"Dossier Baratier" , in Midi-Minuit Fantastique, avril 1970
"Entretien avec Jacques Baratier" , in Cinéma Méditerranéen, Actes des 9e Rencontres, 1987
"Jacques Baratier", Claire Clouzot, in Le cinéma français depuis la Nouvelle Vague, Fernand Nathan / Alliance française, 1972
En écho
Sur le site du Forum des images
Le Paris de René Clair, par Noël Herpe

 

Le Paris de la Nouvelle Vague, par Jean Douchet

 

Frédéric Hardouin
Titulaire d'un DEA d'études cinématographiques, Frédéric Hardouin a écrit un ouvrage consacré à l'œuvre du cinéaste : Jacques Baratier, L'aventure cinéma (2006).
mars 2004

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