La maman et la putain
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Au cours des dix ans qui séparent Les mauvaises fréquentations de La maman et la putain, le statut de Jean Eustache, et ses fréquentations, ont changé. Même s'il a gardé son port d'attache du côté de la place
de Clichy (il le gardera jusqu'à son suicide), il va faire, en tant que cinéaste, le saut vers Saint-Michel et Saint-Germain.
Le statut social des personnages masculins de La maman et la putain, même si ce sont aussi, à leur façon, des oisifs, a changé : il s'agit de dandys intellectuels qui vivent dans un périmètre
extrêmement restreint entre Saint-Germain-des-Prés, le Flore, la rue de Vaugirard (la maison de Marie), Vavin (la boutique
de Marie) et le jardin du Luxembourg. Même l'hôpital où travaille Veronika, l'hôpital Laennec, est à cinq minutes. Alexandre
quittera un soir, exceptionnellement, ce territoire pour inviter Veronika au restaurant Le Train Bleu de la gare de Lyon.
Il lui explique le choix de ce restaurant : "Ça ressemble à un film de Murnau. Les films de Murnau c'est toujours le passage de la ville à la campagne, du jour à la nuit.
Il y a tout ça ici. A droite les trains, la campagne. A gauche, la ville". Pendant ce dialogue, Eustache filme consciencieusement le côté voies et le côté boulevard Diderot, pour eux-mêmes, dans
deux plans de lieux purement documentaires, plans sans acteurs, purement déictiques, très rares dans ce film.
Les mauvaises fréquentations
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Dans Les mauvaises fréquentations, Eustache ne répugnait pas, on l'a vu, à inscrire le pittoresque touristique de certains lieux de Pigalle (la place du Tertre
et ses peintres, le Moulin-Rouge, le vrai moulin de Montmartre, etc.), même si ses personnages, eux, étaient trop familiers
du quartier pour véritablement les voir comme la caméra les filmait. Dans La maman et la putain, le filmage des lieux va se radicaliser : Eustache s'interdit de filmer plus large ou autre chose que les lieux tels que
les personnages qui y vivent les ressentent, c'est-à-dire à peu près invisibles par trop de familiarité. Eustache affirmait
qu'il avait voulu "entraîner le spectateur dans un univers clos, spécifique aux personnages", sans le moindre recul par rapport à leurs perceptions du petit monde dans lequel ils vivent. Les films de province engageaient
du passé, la mémoire de son enfance. De La maman et la putain il écrivait : "C'est le seul de mes films où le passé ne joue pas". On pourrait dire aussi de ce film, au pur présent de la vie du cinéaste au moment même où il le tourne, que cette absence
de décalage vaut aussi pour les lieux qui correspondent très exactement, sans la moindre transposition, à ses lieux de vie
réels à ce moment-là. De ce fait, il n'y a pas véritablement d'extérieur dans ce film où les personnages habitent les lieux
publics, les bars, les jardins, comme des intérieurs. Les Deux Magots ou Le Flore, par exemple, y sont filmés non comme les
cafés célèbres, pittoresques, qu'il continuent d'être pour les provinciaux et les touristes, mais comme un lieu de vie ordinaire,
presque intime, pour Alexandre qui y a ses habitudes et s'y retrouve autant chez lui, sinon plus que chez lui, c'est-à-dire,
dans son cas, chez les autres : dans les intérieurs des femmes qu'il fréquente.
La maman et la putain
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Contrairement aux Mauvaises fréquentations, où Eustache filmait plus large que le vécu des lieux par ses personnages, où il adressait au spectateur des signes topographiques
et signalétiques qui ne les concernaient pas, sa morale du filmage de Paris dans La maman et la putain est d'une totale intransigeance : ne filmer que l'espace minimum autour de ses personnages et refuser dans ses plans toute
information qui ne les concernerait pas directement comme foyer et seul sujet du plan. Aussi bien le spectateur a-t-il l'impression
de vivre les presque quatre heures du film dans un univers clos, que les scènes se déroulent réellement dans des petites boites
(comme les chambres, l'habitacle de la voiture) ou dans les rues et les cafés. Ce film est un film qui ne donne aucune impression
d'extérieur, d'espace ouvert, où sortir des appartements ne change rien à la sensation d'être dans un espace mental, celui
des personnages. La logique de l'espace y est constamment centripète et jamais centrifuge, à l'exception de quelques plans
comme ceux filmés du Train Bleu, où Alexandre daigne pour une fois regarder le monde, et encore parce qu'il lui rappelle le
cinéma de Murnau. Un autre plan, très surprenant dans ce film, montre soudain un élément du décor parisien pour lui-même :
un plan objectif d'un chantier sous les fenêtres de l'ami d'Alexandre pendant la scène de la grenouille , qui pourrait être une réminiscence des nombreux plans de chantiers de Deux ou trois choses que je sais d'elle de Godard qu'Eustache avait certainement vu en son temps. Un jour où il sort de l'hôpital Laennec où vit et travaille Veronika,
Alexandre, moins autiste que d'habitude, jette un regard en direction de la chapelle, et Eustache, contre toute attente, accompagne
d'un panoramique en oblique ce regard de son personnage pour finir son plan sur le clocher de la chapelle. On peut compter
sur le doigt d'une main, pendant les deux cent vingt minutes du film, ces plans où le décor parisien serait filmé en soi,
et non comme des intérieurs à l'extérieur .
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