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Île de France

Mairie de Paris

 

Parcours
La censure du Chemin de la mauvaise route
par Stéphane Pirot
P178

collection Paris Île-de-France
Ce texte consacré à la censure du Chemin de la mauvaise route a été effectué dans le cadre du statut de chercheur associé au Forum des images, qui permet à des personnes effectuant des recherches universitaires, professionnelles ou personnelles de bénéficier d'un accès privilégié aux films présents dans les collections du Forum des images.


Génèse du film
Le chemin de la mauvaise route
Aujourd’hui, ce film de Jean Herman a pour titre Le chemin de la mauvaise route. Pourtant, ce n’est pas son titre original. En 1962, il tourne un court métrage intitulé Gadjos 62 (1). Très rapidement, le titre devient : Bon pour la vie civile.

Ce film est produit par la Société Franco-Africaine de Cinéma (Sofracima). Cette jeune société est alors dirigée par deux sœurs : Gisèle Rebillon et Catherine Winter. Ce n’est pas la première fois que Jean Herman réalise un court métrage pour cette société de production. Il y avait déjà réalisé Actua-Tilt en 1960 et La quille en 1961. En 1966, il tourne Le dimanche de la vie.

Quand il entreprend Bon pour la vie civile, Jean Herman a aussi réalisé ce qui aurait dû être son premier long métrage : Les guerriers (1961). Ce film, resté inachevé, deviendra plus tard un court métrage : Les fusils (1962-1963). Pour l’exposition de Seattle, il tourne en mars 1962 Twist-Parade sur les angoisses et les frénésies du XXe siècle. Le monde vu par la mise en scène de Jean Herman est mécanisé, déshumanisé. Seules l'apparence, la vitesse et la violence comptent. Finalement, ces films qui utilisent énormément de "stock-shots" synthétisent tous les thèmes de la jeunesse des années 1960 : les stars, le rock, l'ivresse de la vitesse, la mode, la violence…

Par toutes ses réalisations, Jean Herman apparaît à ce moment-là comme un "fervent adepte de la leçon de montage en forme d’allégorie sociale. Impressionniste bruyant de la réalité quotidienne, apologiste enthousiaste de la méthode "dynam", il joue la carte du formalisme et de l’engagement…" (2)

Le générique du Chemin de la mauvaise route reprend des plans issus de Twist-Parade où l’on voit un groupe de rock de face et derrière lui des images en projection. "Entre danser et être voyou, c’est deux choses différentes." La bande-son est construite à partir de voix (off) appartenant à des personnes interviewées dans des bistrots à l’heure de l’apéritif sur le thème des jeunes, des "blousons noirs". Ces propos sont illustrés par des images d’adolescents dans la rue.

La diégèse se focalise ensuite sur deux "blousons noirs", Colette (19 ans) et Jean-Claude (18 ans et demi), sous la forme d’une enquête. Chacun se livre devant la caméra. Toutes ces interviews ont été regroupées sous forme de chapitres thématiques : "le langage manouche", "la semaine de 40 heures", "les bagarres", "la mode", "la guerre d’Algérie", "nous deux", "les copains", "la jalousie"…

On apprend alors que Colette et Jean-Claude aiment aller à la fête foraine, au cinéma, qu’ils vendent leurs vêtements pour avoir un peu d’argent. Ils avouent avoir la paresse de travailler. Ils parlent aussi de leur enfance, de leurs différents séjours dans des centres d’éducation surveillée.

(1) Titre rayé et rajouté au stylo bille dans un document de la Commission de contrôle (CNC) du 23 février 1962 : Bon pour la vie civile

(2) François Porcile, Défense du court métrage français, coll. 7e art, Cerf, Paris, 1965, 309 p., p. 270


Le film et la Commission de contrôle
Le chemin de la mauvaise route
Le 18 septembre 1962, la Commission de contrôle (nommée aujourd’hui Commission de classification) donne un avis défavorable pour le visa d’exploitation et pour l’exportation. Sur le dossier, il est indiqué en rouge et souligné que le film est interdit totalement.

"Cette mesure se justifie par les considérations ci-après : le sujet qui, bien entendu, ne saurait être exclu en soi, risque de donner lieu, tel qu’il est traité, à une relance des activités des "blousons noirs" ; la succession des scènes ainsi que le dialogue constituent une incitation à toutes les formes du vice, voire du meurtre ; le climat dans lequel se déroule le film est d’une vulgarité insupportable." (3)

Dans une lettre du 21 septembre 1962, Gisèle Rebillon demande un entretien à Henri de Segogne. Elle insiste par téléphone le 26 septembre 1962 pour qu’on le lui accorde.

Quelques jours après, Jean Herman s’exprime dans Les lettres françaises :

"Je n’aurais jamais cru qu’on puisse prendre pour argument : 'C’est un film amoral', car il me paraît évident qu’au sortir du film, la réaction n’est pas l’admiration. Il s’agit d’une démystification totale du dur, d’autant que le film se termine sur un ton presque de sensiblerie." […] Je crois en effet que l’agressivité de l’image a dû considérablement irriter. Le film aurait peut-être été accepté sous une autre forme. […] "Je la [la violence] ressens très profondément, elle manifeste une sorte de révolte contre une forme de cinéma qui m’exaspère." (4)

Suite à l’ajout d’un prologue et de coupures, la Commission, lors de la seconde plénière le 4 décembre 1962, réexamine ce film et propose une interdiction aux mineurs de 18 ans ( "acquis à l’unanimité sans vote"), à l’exportation et dans les départements et territoires d’outre-mer (15 voix pour l’interdiction et 7 voix contre). De plus, elle demande la coupure intégrale (textes et images) des séquences intitulées "Tuer" (5) et "Exhibitionnisme", ainsi que la suppression de l’énumération donnée par Jean-Claude : "Neufchâteau, Aniane, Belle-Isle-en Mer, Saint-Hilaire."

(3) Avis de la Commission donné par téléphone par Henri de Segogne, le 19 septembre 1962, qui sera repris de façon identique dans une lettre de Christian Fouchet, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé de l’information, datée du 24 septembre 1962 et adressée à la Sofracima.

(4) Les lettres françaises, 4 octobre 1962, propos recueillis par Raymond Bellour

(5) Ce chapitre sera publié (intégralement ?) dans la revue Cinéma 63 (n°72, p.48) qui consacre un article à Bon pour la vie civile.


Coupes et ajouts
Le chemin de la mauvaise route
Grâce à la publication dans Cinéma de la séquence "Tuer", on connaît les propos de Jean-Claude. Il raconte comment et pourquoi il a donné un coup de cran d’arrêt à un homme au hasard : "On avait décidé d’se faire un bonhomme, n’importe qui, n’importe qui qui s’présenterait…" Il le braque mais l’homme se défend et ne veut rien donner. Par conséquent, Jean-Claude lui enfonce son couteau. Il avoue l’avoir attaqué pour quatorze francs et culpabilise d’avoir du sang sur les mains. "Il a dû nous prendre pour des lâches… moi j’avais un couteau, lui il avait rien… C’est pour ça, après, j’ai regretté." (6)

Aujourd’hui, le film comporte toujours ce chapitre mais très certainement raccourci. Les paroles du "blouson noir" ont été remplacées par un bruit de machines. Le réalisateur semble indiquer au spectateur que cette partie a été censurée, à la manière de Claude de Givray dans L’amour à la chaîne.

Selon Marcel Martin, dans la séquence "Tuer" "était reconstitué le meurtre gratuit d’un passant dans la rue par des blousons noirs" (7). Par contre, ces plans ne sont pas visibles aujourd’hui puisque les coupures demandées auraient été faites directement sur le négatif original.

Le 2 janvier 1963, Alain Peyrefitte, ministre de l’Information, signale à la Sofracima que le visa d’exploitation pour la France métropolitaine est accordé à conditions de respecter différentes exigences. Le film reste donc interdit à l’exportation. Cette mesure s’adoucit et le film reçoit l’autorisation d’être exporté dans certains pays : les Etats-Unis, la Belgique, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Suède et l’Autriche (à partir du 23 décembre 1963) avec l’obligation de précéder le film de l’introduction d’une durée de 250 m.

Cette introduction est en fait un débat de "trois spécialistes (un juge, un éducateur et un médecin) de l’enfance inadaptée [qui] discutent le film que vous allez voir". Selon l’éducateur, "le film joué par des acteurs professionnels aurait été moins dangereux". Pour eux, le film pourrait être source de traumatisme, d’angoisse, d’inquiétude chez les parents qui le regardent. Un intervenant a peur que le film donne envie aux autres adolescents d’en faire autant. Il craint un processus d’identification. De plus, le film met trop en valeur l’échec des méthodes de rééducation. Le film choque par son côté trop réaliste, trop "cinéma-vérité".

(6) Cinéma 63, n° 72 , p. 48

(7) Cinéma 63, n° 80, p. 109


La sortie en salle
Le chemin de la mauvaise route
Le film sort au Studio de l’Etoile le 6 septembre 1963, avec au même programme Cuba si ! de Chris Marker. La presse fait écho que le Chemin de la mauvaise route a subi les exigences de la Commission de contrôle.

Combat publie plusieurs articles pour la sortie du film. Josane Duranteau interviewe et présente Jean Herman, le 9 septembre 1963, suite à "la mort de Jean-Claude (Grandvallet) au volant d’une voiture volée [qui] donne lieu à travers toute la presse à des commentaires dans lesquels il faut peut-être mettre de l’ordre." A nouveau, Josane Duranteau donne la parole au réalisateur. Celui-ci doit répondre aux articles qui l’accusent d’avoir mêlé dans la tête de Jean-Claude le réel et l’imaginaire. La journaliste lui demande : "Quel effet le film a-t-il pu avoir sur lui ?" Jean Herman répond : "Il n’a jamais vu le film. Il n’a jamais vu même les premiers rushes. Nous pensions que nous avions tout le temps…" (8)

Dans la revue Cinéma, Michel Flacon rappelle le passé du film quand il écrit un article sur les films censurés : "Bon pour la vie civile, de Jean Herman, d’abord interdit pour 'amoralité, incitation à tuer, agressivité extrême', a été finalement autorisé dans une version amputée d’une douzaine de minutes et avec l’obligation d’un nouveau titre : LE CHEMIN DE LA MAUVAISE ROUTE (sic)…" (9)

Tous s’accordent à dire que le film arrive trop tard et que déjà beaucoup de longs métrages utilisant la méthode du "cinéma-vérité" sont sortis : "Il aurait eu il y a un an et demi un caractère de nouveauté qui étonnera moins maintenant." (10) Dans les salles de cinéma, on a vu des documentaires dits de "cinéma-vérité" avec Chronique d’un été (Jean Rouch et Edgar Morin), Le joli mai (Chris Marker)… A travers ces films, on peut sentir un intérêt pour cette société qui change.

En 1973, la Sofracima par l’intermédiaire de Gisèle Rebillon a de nouveau demandé à la Commission de contrôle de revoir son avis. Cette dernière refuse car "ce film montre une certaine catégorie de la jeunesse française sous un jour très inquiétant. Par ailleurs, bien que réalisé il y a maintenant plus de dix ans, ce film met en cause indirectement toutes les institutions destinées à prendre en charge la jeunesse délinquante, notamment les services d’éducation surveillée." (11)

Sans la Commission de contrôle, le film serait aujourd’hui différent. Le prologue avec les trois spécialistes n’existerait pas et le chapitre "Tuer" serait plus complet, avec un dialogue audible. Néanmoins, les demandes de la censure mentionnées nous renseigne aussi sur la société française de l’après-guerre.

(8) Combat, 10 décembre 1963, par Josane Duranteau

(9) Cinéma 63, n° 74, par Michel Flacon, p. 22

(10) Combat, 7 septembre 1963, par Josane Duranteau

(11) Ibid


Filmographie
Cette filmographie reprend l'ensemble des films cités dans ce parcours thématique évoquant la capitale.


de Jean Herman
documentaire, 1961, noir et blanc, 11min
de Jean Rouch et Edgar Morin
documentaire, 1961, noir et blanc, 1h26min
de Chris Marker et Pierre Lhomme
documentaire, 1962, noir et blanc, 2h37min
de Jean Herman
fiction, 1963, noir et blanc, 1h
de Jean Herman
fiction, 1963, noir et blanc, 14min
de Jean Herman
avec Danielle Darrieux
fiction, 1966, noir et blanc, 1h38min
Bibliographie
Voici quelques références bibliographiques complétant les ouvrages cités tout au long de cette synthèse.



"Actua-Tilt" , in Avant-scène cinéma, n°8
"Rossellini tourne India 57", Jean Herman, in Cahiers du cinéma, n° 73, juillet 1957, pp.1 à 9
"Renaissance indienne", Jean Herman, n°79, janvier 1958, pp.45 à 47
"Tours 1960", Louis Marcorelles, in Cahiers du cinéma, n°115, janvier 1961, pp.34 à 39
"Le chemin de la mauvaise route" , in Cahiers du cinéma, n°148, octobre 1963, pp.70
" Festival de Tours" , in Cinéma 61, n°53, pp.37
"La censure et le soldat" , in Cinéma 63, n°74, pp.16, 22-23, 63-64
"Bonne chance à Jean Herman" , in Cinéma 63, n°77, pp.16
Les courts métrages de la Nouvelle Vague (1956-1965), Stéphane Pirot, Université Paris III, 2006
Ce mémoire est disponible dans la salle des collections du Forum des images, sur présentation d'une pièce d'identité.
En écho
Sur le site du Forum des images
Le mythe de la Nouvelle Vague, par Ann Carolin Renninger

 

Le Paris de la Nouvelle Vague, par Jean Douchet

 

Chronique d'un été, par Valérie Mréjen

 

Le Paris de Chris Marker, par Bamchade Pourvali

 

Stéphane Pirot
Stéphane Pirot (stephanepirot@yahoo.fr) a été chercheur associé au Forum des images. Il remercie Sylvie Hubac, présidente de la Commission de classification des films du CNC, pour l’avoir autorisé à consulter le dossier de la Commission de contrôle sur le film de Jean Herman.
10 juillet 2008
mise à jour 2 décembre 2008

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