Parcours
Plusieurs années après avoir été marquée par Chronique d'un été (1961), Valérie Mréjen, vidéaste, documentariste et écrivain, tempère son point de vue sur ce film emblématique de l'histoire
du cinéma documentaire, réalisé par Jean Rouch et Edgar Morin. Chronique d'une déception.
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Chronique d'un été s'ouvre sur un plan de Paris au point du jour, le long des quais, avec en fond sonore le hurlement d'une sirène d'usine.
Des individus anonymes - des hommes et des femmes de la rue - empruntent les escaliers d'une bouche de métro. La voix off
de Jean Rouch avise : "Ce film n'a pas été joué par des acteurs, mais vécu par des hommes et des femmes qui ont donné un moment de leur existence
à une expérience nouvelle de cinéma-vérité".
Dans un petit appartement, Jean Rouch, Edgar Morin et leur amie Marceline Loridan sont assis côte à côte autour d'une table
basse. Marceline se tient au centre, face à la caméra. Edgar Morin s'adresse à elle : "Tu ne sais pas les questions qu'on va te poser. Nous-mêmes, très précisément, on ne sait pas très bien ce qu'on veut faire". Les réalisateurs annoncent ainsi d'emblée leur façon de procéder : ils vont improviser, et certifient qu'il n'y a pas de
"truc", comme le feraient deux magiciens retournant leurs mains gantées devant le public. Rien n'est prévu, rien n'est écrit. Marceline
craint d'être intimidée par la caméra, dit qu'elle n'est pas sûre de se décontracter. La caméra, petite, maniable et permettant
d'enregistrer le son synchrone, tellement discrète qu'on l'a déjà oubliée, filme la scène entre les mains de l'opérateur.
Morin : "Marceline, comment vis-tu ?" Rouch : "Toute la journée, que faites- vous ?" "Eh bien, en général… je travaille…" "Quel travail ?" "Je fais des enquêtes de psycho-sociologie, dans une boîte de psycho-sociologie appliquée, mon travail est de faire des interviews,
d'analyser ces interviews, éventuellement d'en faire les synthèses, ce qui m'absorbe quand même pas mal de temps, je crois..." "Et ça vous intéresse ?" "Non, pas du tout". Rouch et Morin lui attribuent sans plus attendre le rôle de l'assistante-intervieweuse.
La question du travail, de l'asservissement qu'il représente dans la France ouvrière de ces années soixante sera régulièrement
posée au long du film - mais également dans les autres productions de Rouch de l'époque - pour obtenir souvent des réponses
résignées : "il faut vaincre l'ennui", "en réalité, je fais 24h par jour : on dort pour aller travailler", etc.
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Revendiquer une absence de point de vue revient donc à compter sur ce qui va (ou non) se produire et à s'en remettre au hasard.
Les deux auteurs ont parié sur le naturel comme garantie absolue de la "vérité", d'exactitude scientifique nécessaire à une étude sur le terrain. Ne pas orienter la réalité, saisir les propos bruts, ne
pas intervenir de crainte de déformer, bannir l'idée même de la mise en scène ; tels sont les principes de départ. Pourtant,
il manque une direction donnée par les deux réalisateurs : chaque personnage y va de sa situation ou de son cas personnel, sans s'adresser vraiment
au spectateur. Quand Marceline déambule place de la Concorde, elle se parle à elle-même ; lorsque l'ouvrier de chez Renault
se plaint des contremaîtres, il envoie clairement un message à ses supérieurs hiérarchiques. Au cours de la conversation avec
Landry dans la cage d'escalier, il invective les "pauvres types" dont il est entouré, en espérant sans doute qu'ils se reconnaîtront.
Cette scène, si l'on prête attention au vocabulaire employé, frappe d'ailleurs par la platitude et la répétition du discours
revendicatif. L'expression "pauvre type" revient à tout propos. Très vite, le discours s'affaiblit, pâtit d'un manque de singularité qui pourrait -paradoxalement-
nous apprendre bien plus sur la dureté du travail à l'usine. Ce que nous entendons, phrase après phrase, dans la bouche d'Angelo,
comme la cause et le résultat du fait que ceux qui se serrent la ceinture pour s'acheter une auto sont vraiment des pauvres
types, c'est que ce sont des pauvres types, parce que ce sont des pauvres types. N'ayant pas été préparée, la parole arrive sans apprêt, sans arrangements, et tombe parfois dans
le stéréotype. L'ouvrier ne dit rien sur lui : il reprend des clichés propres à sa condition, tient des propos du café du
commerce.
Le montage, par ailleurs, laisse entrevoir les limites et la quantité des rushes : beaucoup de phrases sont non synchrones,
montées sur des images d'une seule et même séquence - ce qui produit un effet décalé entre les bouches articulant et les sons
qui en sortent.
La recherche à tout prix de l'authenticité, avec les maladresses qui l'accompagnent (silences, hésitations, répétitions, mots
hâtivement choisis, trop faibles ou trop forts), produit un jaillissement libre et incontrôlé de la parole au contenu pas
toujours très intéressant. Une fois ces moments fixés sur la pellicule, ils sont censés avoir acquis une valeur unique, grâce
à la spontanéité, à l'émotion. Mais le discours, faute d'être plus élaboré, produit une impression étrange : les questionnements
des réalisateurs à l'intérieur du film, l'incertitude montrée au jour comme garantie de bonne foi, l'idée de faire du cinéma
de manière empirique débouchent sur un objet dont on retient surtout l'énoncé ambitieux, le principe novateur : une expérience
nouvelle. "Cinéma-vérité". L'existence de tout un chacun, pourtant, ne nécessite-t-elle pas, pour être racontée, un minimum d'adaptation ? La rencontre
entre deux personnes d'origines différentes peut-elle produire, quoi qu'il arrive, un échange captivant ? Les problèmes affectifs
de Mary Lou, les soucis de logement du couple habitant à Clichy, les discussions sur l'Algérie ou le Congo s'évanouissent
à la fin de la projection. Le film, plus qu'une étude approfondie sur bonheur et la vie des Français dans les années soixante,
est un document sur le cinéma, sur l'importance de l'écriture et du dispositif, sur la façon d'enregistrer un témoignage.
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"Chronique d'un été" de Jean Rouch, Analysé par Elisabeth Lequeret, série Cours de cinéma à l'INHA
réalisation Forum des images
retransmission, 2007, couleur, 45min
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Le Paris de Jean Rouch, par Frédéric Sabouraud | |||||||
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Un été à Paris | |||||||
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Un siècle de documentaires | |||||||
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Valérie Mréjen
Plasticienne, photographe, écrivain et réalisatrice, Valérie Mréjen multiplie les moyens d'expression pour mieux explorer
les possibilités du langage.
janvier 2005
mise à jour 22 novembre 2008
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