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Parcours
Chronique d'un été
par Valérie Mréjen
P76

collection Paris Île-de-France
Plusieurs années après avoir été marquée par Chronique d'un été (1961), Valérie Mréjen, vidéaste, documentariste et écrivain, tempère son point de vue sur ce film emblématique de l'histoire du cinéma documentaire, réalisé par Jean Rouch et Edgar Morin. Chronique d'une déception.


"Tu ne sais pas les questions qu'on va te poser."
Chronique d'un été s'ouvre sur un plan de Paris au point du jour, le long des quais, avec en fond sonore le hurlement d'une sirène d'usine. Des individus anonymes - des hommes et des femmes de la rue - empruntent les escaliers d'une bouche de métro. La voix off de Jean Rouch avise : "Ce film n'a pas été joué par des acteurs, mais vécu par des hommes et des femmes qui ont donné un moment de leur existence à une expérience nouvelle de cinéma-vérité".

Dans un petit appartement, Jean Rouch, Edgar Morin et leur amie Marceline Loridan sont assis côte à côte autour d'une table basse. Marceline se tient au centre, face à la caméra. Edgar Morin s'adresse à elle : "Tu ne sais pas les questions qu'on va te poser. Nous-mêmes, très précisément, on ne sait pas très bien ce qu'on veut faire". Les réalisateurs annoncent ainsi d'emblée leur façon de procéder : ils vont improviser, et certifient qu'il n'y a pas de "truc", comme le feraient deux magiciens retournant leurs mains gantées devant le public. Rien n'est prévu, rien n'est écrit. Marceline craint d'être intimidée par la caméra, dit qu'elle n'est pas sûre de se décontracter. La caméra, petite, maniable et permettant d'enregistrer le son synchrone, tellement discrète qu'on l'a déjà oubliée, filme la scène entre les mains de l'opérateur.

Morin : "Marceline, comment vis-tu ?" Rouch : "Toute la journée, que faites- vous ?" "Eh bien, en général… je travaille…" "Quel travail ?" "Je fais des enquêtes de psycho-sociologie, dans une boîte de psycho-sociologie appliquée, mon travail est de faire des interviews, d'analyser ces interviews, éventuellement d'en faire les synthèses, ce qui m'absorbe quand même pas mal de temps, je crois..." "Et ça vous intéresse ?" "Non, pas du tout". Rouch et Morin lui attribuent sans plus attendre le rôle de l'assistante-intervieweuse.

La question du travail, de l'asservissement qu'il représente dans la France ouvrière de ces années soixante sera régulièrement posée au long du film - mais également dans les autres productions de Rouch de l'époque - pour obtenir souvent des réponses résignées : "il faut vaincre l'ennui", "en réalité, je fais 24h par jour : on dort pour aller travailler", etc.


"Êtes-vous heureux ?"
Marceline et Nadine, une autre amie du groupe, arrêtent des passants dans la rue : "Êtes-vous heureux ?", un petit jeune homme s'enfuit l'air affolé, "Mais n'ayez pas peur !". Un jeune étudiant fat, bien en peine de répondre personnellement, sort un manuel de philosophie de sa poche. Un policier comprend qu'il s'agit d'une enquête "sur le logis". Elles rectifient : "sociologie". En uniforme, il ne peut pas répondre : il aurait fallu qu'il soit en civil. Une femme filmée de dos, dont on perçoit la corpulence, les cheveux filasses et une bonne voix joviale, dit qu'elle ne se plaint pas malgré les kilomètres à faire chaque jour pour venir travailler, et qu'elle a un mari gentil. Enfin, deux toutes jeunes femmes en jupes cloche serrées à la taille, chignons relevés et poitrines en avant, jouent les fleurs printanières - "Mais oui", "Moi aussi, parfaitement", "Nous sommes jeunes et il fait beau".

Le film, après cette rapide enquête menée au hasard dans les rues de Paris, se resserre autour d'un groupe de volontaires prêts à donner ce moment de leur existence : un garagiste entouré de sa femme et de quelques amis, un étudiant, un ouvrier de chez Renault, un jeune couple installé ( "alors, il paraît que vous êtes heureux ?"), un Africain fraîchement débarqué à Paris, une Italienne instable et déprimée… avec pour ambition de montrer la vie telle qu'elle est, de saisir - pour employer une expression inventée depuis par la télévision - la vie quotidienne de vraies gens. Beaucoup de scènes d'intérieur sont situées autour de tables, après des repas, dans des cuisines/salles à manger où chacun se confie, où traînent quelques verres vides et des cendriers pleins, où les conversations semblent se prolonger naturellement.

Ces discussions sont rythmées par des plans d'observation : la pause déjeuner à l'usine, l'ouvrier qui prend le bus, rentre chez lui, se réveille le matin, boit son café au lit, fait un peu d'exercice dans son jardinet en banlieue. La chronique se termine assez naturellement sur des impressions de vacances ; valises posées sur les toits des voitures, nymphes en maillot de bain, corrida, ski nautique, Angelo l'ouvrier grimpant sur un rocher, une starlette à Saint-Tropez.

Suit la séance de projection en présence des participants. Jean Rouch et Edgar Morin ont convié leur panel à venir voir le film. Beaucoup expriment leur déception, trouvent qu'il se dit des généralités ( "or dans la vie on ne dit pas des généralités"), disent que c'est archi faux, pas assez naturel et même parfaitement ennuyeux. Certains propos impudiques ont choqué : les avatars sentimentaux de Mary Lou - plutôt ses minauderies mimant l'embarras à les exprimer -, l'oraison intérieure de Marceline adressée à son père mort en déportation ( "Papa… papa…"), quant aux paroles banales, elles ont laissé indifférent.

Enfin, le dernier plan du film est une mise en abyme de la mise en abyme : Rouch et Morin déambulent au musée de l'Homme et commentent la séance, essayent d'analyser les réactions et d'en tirer les conclusions. Finalement, le principe a-t-il fonctionné ? Edgar Morin se justifie. "Ce film, à la différence du cinéma habituel, nous réintroduit dans la vie. Les gens sont devant le film comme dans la vie de tous les jours. Car nous n'avons pas guidé les spectateurs, nous n'avons pas dit untel est gentil, etc. […] C'est la difficulté de communiquer quelque chose".


"Cinéma-vérité"
Revendiquer une absence de point de vue revient donc à compter sur ce qui va (ou non) se produire et à s'en remettre au hasard. Les deux auteurs ont parié sur le naturel comme garantie absolue de la "vérité", d'exactitude scientifique nécessaire à une étude sur le terrain. Ne pas orienter la réalité, saisir les propos bruts, ne pas intervenir de crainte de déformer, bannir l'idée même de la mise en scène ; tels sont les principes de départ. Pourtant, il manque une direction donnée par les deux réalisateurs : chaque personnage y va de sa situation ou de son cas personnel, sans s'adresser vraiment au spectateur. Quand Marceline déambule place de la Concorde, elle se parle à elle-même ; lorsque l'ouvrier de chez Renault se plaint des contremaîtres, il envoie clairement un message à ses supérieurs hiérarchiques. Au cours de la conversation avec Landry dans la cage d'escalier, il invective les "pauvres types" dont il est entouré, en espérant sans doute qu'ils se reconnaîtront.

Cette scène, si l'on prête attention au vocabulaire employé, frappe d'ailleurs par la platitude et la répétition du discours revendicatif. L'expression "pauvre type" revient à tout propos. Très vite, le discours s'affaiblit, pâtit d'un manque de singularité qui pourrait -paradoxalement- nous apprendre bien plus sur la dureté du travail à l'usine. Ce que nous entendons, phrase après phrase, dans la bouche d'Angelo, comme la cause et le résultat du fait que ceux qui se serrent la ceinture pour s'acheter une auto sont vraiment des pauvres types, c'est que ce sont des pauvres types, parce que ce sont des pauvres types. N'ayant pas été préparée, la parole arrive sans apprêt, sans arrangements, et tombe parfois dans le stéréotype. L'ouvrier ne dit rien sur lui : il reprend des clichés propres à sa condition, tient des propos du café du commerce.

Le montage, par ailleurs, laisse entrevoir les limites et la quantité des rushes : beaucoup de phrases sont non synchrones, montées sur des images d'une seule et même séquence - ce qui produit un effet décalé entre les bouches articulant et les sons qui en sortent.

La recherche à tout prix de l'authenticité, avec les maladresses qui l'accompagnent (silences, hésitations, répétitions, mots hâtivement choisis, trop faibles ou trop forts), produit un jaillissement libre et incontrôlé de la parole au contenu pas toujours très intéressant. Une fois ces moments fixés sur la pellicule, ils sont censés avoir acquis une valeur unique, grâce à la spontanéité, à l'émotion. Mais le discours, faute d'être plus élaboré, produit une impression étrange : les questionnements des réalisateurs à l'intérieur du film, l'incertitude montrée au jour comme garantie de bonne foi, l'idée de faire du cinéma de manière empirique débouchent sur un objet dont on retient surtout l'énoncé ambitieux, le principe novateur : une expérience nouvelle. "Cinéma-vérité". L'existence de tout un chacun, pourtant, ne nécessite-t-elle pas, pour être racontée, un minimum d'adaptation ? La rencontre entre deux personnes d'origines différentes peut-elle produire, quoi qu'il arrive, un échange captivant ? Les problèmes affectifs de Mary Lou, les soucis de logement du couple habitant à Clichy, les discussions sur l'Algérie ou le Congo s'évanouissent à la fin de la projection. Le film, plus qu'une étude approfondie sur bonheur et la vie des Français dans les années soixante, est un document sur le cinéma, sur l'importance de l'écriture et du dispositif, sur la façon d'enregistrer un témoignage.


Filmographie sélective
de Jean Rouch et Edgar Morin
1961, 1h26min
"Chronique d'un été" de Jean Rouch, Analysé par Elisabeth Lequeret, série Cours de cinéma à l'INHA
réalisation Forum des images
retransmission, 2007, couleur, 45min
En écho
Sur le site du Forum des images
Le Paris de Jean Rouch, par Frédéric Sabouraud

 

Un été à Paris

 

Un siècle de documentaires

 

Valérie Mréjen
Plasticienne, photographe, écrivain et réalisatrice, Valérie Mréjen multiplie les moyens d'expression pour mieux explorer les possibilités du langage.
janvier 2005
mise à jour 22 novembre 2008

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