Parcours
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par Frédéric Sabouraud
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P183 | |||||
Jean Rouch dans Chronique d'un été
collection Paris Île-de-France
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Peut-être voit-on mieux, dans les films "parisiens" de Jean Rouch, ce qui est l'essence de son amour pour le cinéma. Comme si, loin de l'Afrique (qui n'est jamais très loin)
et du pré-texte ethnographique qui est le mobile apparent et partiellement réel de ses grands opus réalisés à la même époque,
des Maîtres fous (1955) à La chasse au lion à l'arc (1965), les réalisations à demeure démasquaient une part plus secrète, plus enfouie du réalisateur, ancrée de plein pied
dans la décennie tumultueuse des années soixante. Car Rouch est un cinéaste qui avance masqué.
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Entre ses propos d'ethnologue et son art consommé pour raconter la fable de sa propre vie, son cinéma apparaît en transparence,
comme un palimpseste, se faufile, avance toujours plus loin, creuse plus profond, mû par une profonde énergie qui semble intarissable
pour inventer de nouvelles formes, utiliser de nouvelles techniques sans jamais se laisser attraper, enfermer dans des cases.
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Prenons l'expression de "cinéma vérité", formule semble-t-il trouvée par un publiciste et reprise à propos de Chronique d'un été (1961). On voit bien en revoyant le film co-réalisé avec Edgar Morin que ce raccourci est sans cesse mis à mal par une forme
en permanente recomposition, toujours en mouvement, en déplacement, n'hésitant pas à affronter ses propres contradictions.
Ce qui frappe, dans ce qui s'énonce au départ comme une sorte d'enquête sociologique filmée, c'est son désir d'inventer, autant
dire, sa jeunesse. Tout semble se redéfinir en permanence dans ce film, les rencontres, le dispositif et même la caméra, véritable
prototype de ce qui allait servir d'instrument et d'emblème du cinéma direct.
Commençons par la machine, une Eclair Coutant inventée par un technicien du cinéma, André Coutant, à la demande de Rouch et de son cameraman Michel Brault. Coutant adapte
une caméra initialement destinée à être montée sur les avions et les fusées de telle manière qu'elle puisse être à la fois
légère, silencieuse, synchrone avec le magnétophone (le Nagra portable qui fait ses débuts aussi) et conçue afin qu'on puisse
la recharger rapidement. A l'insu même du producteur (Anatole Dauman), le chef opérateur québécois recruté par Rouch ramène
tous les soirs le Caméflex à l'atelier de Coutant pour qu'il fasse les modifications nécessaires.
L'invention technique n'est pas anecdotique. C'est elle qui permet de mettre en place un système d'une grande liberté que
Rouch va s'amuser à pousser à son comble. Car, dés le début, Rouch craint une chose : l'ennui. Et ces premiers entretiens
avec Marcelline Loridan l'inquiètent par leur côté statique, donnant trop de place à la parole et pas assez au corps. L'arrivée
de la nouvelle caméra va lui donner des ailes. On le constate dans ce plan magnifique qu'il réalise dans les anciennes Halles
au cours duquel Marcelline Loridan évoque la séparation avec son père lors de sa déportation. Elle, munie d'un micro cravate
et le Nagra en bandoulière, raconte ce qu'elle a choisi de dire sans que personne ne puisse l'entendre au moment de la prise.
A plusieurs dizaines de mètres de là, fixée à l'arrière d'une 2CV, la caméra Coutant enregistre en aveugle le mouvement du corps de Marcelline qui s'avance tandis que Rouch et son opérateur poussent la voiture
sans rien savoir de ce que dit celle qu'ils filment. "C'est là que j'ai su que l'on tenait un film", explique Rouch.
Ici, il ne s'agit pas seulement de réinventer des manières de filmer mais de recomposer la relation entre filmeur(s) et filmé(es)
en redistribuant les cartes, en cachant les yeux de celui qui filme, en lui bouchant les oreilles ou en lui demandant des
comptes comme à la fin du film, lors d'une projection filmée par Rouch où chacun réagit aux images projetées. Un procédé que
Rouch a systématisé dans sa démarche ethnologique et qu'il désigne sous le terme de feed-back. Nous sommes à la fois dans le jeu et dans la politique, le territoire de l'enfance et celui d'une conscience désormais dépourvue
d'une innocence originelle face à la caméra et au pouvoir des images. La guerre, les camps, l'Algérie et l'impérialisme soviétique
sont passés par là et cette génération oscille entre un profond désenchantement (Régis Debray en jeune étudiant engagé, Marcelline,
l'ouvrier, la secrétaire des Cahiers) et une envie de jouer, de s'amuser en envoyant promener toutes les idées reçues (Rouch,
l'Africain…).
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Mais au-delà du contexte, transparaît dans cette démarche, à travers son dispositif, ce qui la fonde : un vrai amour des gens,
une vraie curiosité du Monde, non feinte, loin de celle prétendue qui suinte aujourd'hui de la petite lucarne. Les gens que
Jean Rouch et Edgar Morin croisent ne sont pas anodins. La relation qu'on voit se construire entre eux et ceux qui les filment
est faite pour durer. Et cet amour de l'autre est communicatif. Le spectateur sent que, devant lui, avec l'écart du temps
et de l'espace qu'induit le procédé du cinéma documentaire, quelque chose a lieu fondée sur une curiosité et un don réciproques.
"Je m'intéresse à ta vie… Tu me donnes ta parole, ta pensée, tes idées, les histoires et le récit des émotions que tu veux
bien me livrer". Ce "deal" sous-jacent de Chronique d'un été, très naïf et pionnier pour l'époque, nous rappelle la nécessité de défendre ce cinéma de la rencontre dont on trouve encore
les échos chez Denis Gheerbrant, Claire Simon ou Didier Nion, sorte d'antidote aux fausses rencontres dont la télé nous abreuve
quotidiennement. A travers lui, le film donne à chaque parole, à chaque regard, à chaque soupir sa densité, son poids.
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A travers cette démarche, à nouveau se joue la recomposition du rapport de force entre filmeur et filmé mais au service, cette
fois, d'un pessimisme moravio-sartrien : le couple n'est plus que crise, le célibataire se suicide, l'amour n'est ni une conclusion
(Lang dans le Le mépris), ni une solution. De L'amour fou de Rivette à Pierrot le fou de Godard, c'est bien un certain goût (antonionien ?) du No future dans lequel ce cinéma d'une jeunesse désenchantée se plonge avec l'aide de mécènes communs (notamment Pierre Braunberger,
producteur de Petit à petit, et Anatole Dauman qui produit Chronique d'un été). Rien de surprenant dès lors que le Paris de Rouch ressemble à celui de Rivette lorsqu'il accompagne les affres d'une jeune
fille en rupture de ban (La punition). Terrains vagues, quais de Seine, ruelles pavées, terrains en friches, Luxembourg, jardin des Plantes, le Paris qui émane
de chaque plan n'est pas encore sous contrôle de l'urbanisme clean et mégalo des années quatre-vingt. Et ces deux là (Rouch et Rivette) et les autres (Rohmer, Marker, Godard) savent bien qu'il
n'y en a plus pour longtemps. A l'école de Renoir, il ont aussi appris que le cinéma n'est jamais si beau que quand il enregistre
ce qui va disparaître.
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Le goût pour les jeunes filles des beaux quartiers est un des thèmes que le cinéma parisien de Jean Rouch va révéler : Les veuves de 15 ans (1966), film un peu académique, et surtout La punition (1962) reprennent le pessimisme en vogue sous l'ombre tutélaire de Bataille et de Sade. Car il s'agit avant tout de se perdre,
de tenter l'aventure dans les rues de Paris pour une jeune femme ou dans l'Afrique pour le réalisateur. Devenir féminin de
Rouch ? Pourquoi pas, dans ce ton parfois précieux de la voix off, dans cette sensibilité aux lieux et aux vagues à l'âme
des demoiselles de bonne famille sans doute se cache là aussi un désir secret du réalisateur. D'ailleurs Nadine-Justine ne
veut-elle pas, elle aussi, devenir ethnologue ?
Mais c'est sans doute dans Petit à petit (1969) que Rouch va trouver le parfait dispositif, le sien, le plus juste, pour filmer Paris. Après l'épisode bicéphale de
Chronique d'un été et les pérégrinations féminines, Petit à petit et son épisode le plus drôle, Lettres persanes, va révéler tout l'art de Jean Rouch. Ici, le film s'invente, fiction, documentaire, comédie, tragédie et mêle les aléas
du réel et les délires jubilatoires d'une bande de joyeux drilles. Le regard inversé, emprunté à Montesquieu dont l'Usbek
devient ici africain, va prendre pour prétexte un projet de construction de maison à étages pour entraîner un puis deux Nigériens
dans les rues de Paris. Et le récit n'est plus qu'une suite de péripéties aussi hilarantes les unes que les autres : apprentis
ethnologues en train de mesurer les paramètres morphologiques des Parisiens, observateurs participants qui s'étonnent de voir
des enfants mieux éduqués que leurs enseignants ou encore à la recherche de la "sous-race" des intellectuels aux Deux Magots où ils croisent une blonde nordique qui ne va pas tarder à les embobiner.
Le contre-champ post-colonial n'exclut pas (comme chez Montesquieu) la logique du désir : fascination des Nigériens pour ces
étranges Parisiens, fascination de Rouch pour les Africains, pour la beauté des corps dénudés, le drapé des tenues… La sensualité
s'exprime à travers un regard critique, burlesque et poétique qui, par sa générosité, sa drôlerie et son sens du partage,
crée une synergie qui très tôt nous entraîne. Les mots se mettent à chanter, le parc Montsouris devient la montagne des souris,
le mont Valérien se transforme en mont des vauriens et un autre Paris, né de l'imaginaire conjugué de Rouch et de se comparses,
ne tarde pas à apparaître, collant de près au premier, mais "en mieux".
L'Africain devient un personnage de fiction (tout en lui laissant sa liberté d'être) pour mieux permettre à Rouch de porter
un point de vue sur son monde où tout devient signe, jeu, labyrinthe, romanesque, ironie. Dans cet univers revu et corrigé
par le regard joyeux de Jean Rouch réside la beauté de ses films parisiens, dans cette étrange alchimie où le réel se trouve
transfiguré, où son ombre intime apparaît en creux.
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Cette filmographie, comprenant l'ensemble des films de Jean Rouch cités dans ce parcours thématique, est complétée par une
sélection de documentaires consacrés au cinéaste.
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de Philippe Truffault et Michel Gondry
1989, 1mn32s
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"Entretien avec Jean Rouch", Eric Rohmer et Louis Marcorelles, in Cahiers du cinéma, n°144, juin 1963, Cahiers du cinéma
"De Jaguar à Petit à petit", interviewer Jean-André Fieschi, in Cahiers du cinéma, n°200-01, avril-mai 1968, Cahiers du cinéma
Jean Rouch. Catalogue de la rétrospective, Galerie nationale du Jeu de Paume, Editions du Jeu de Paume, 1992
Jean Rouch, le renard pâle. Catalogue de la rétrospective de Turin, dir. Sergio Toffetti, Editions du Centre culturel français de Turin, 1992
"Hommage à Jean Rouch", Cyril Béghin, Charlotte Garson et Yann Lardeau, in Cahiers du cinéma, n°589, avril 2004, Cahiers du cinéma
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Chronique d'un été, par Valérie Mréjen | |||||||
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Paris noir | |||||||
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Un siècle de documentaires | |||||||
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Frédéric Sabouraud
Scénariste, réalisateur, critique et enseignant, Frédéric Sabouraud a notamment participé au catalogue de la rétrospective
consacrée à Jean Rouch à la Galerie nationale du Jeu de Paume en 1996.
février 2005
mise à jour 30 juillet 2008
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