Monsieur Verdoux de Charles Chaplin All images from Chaplin films made from 1918 onwards, copyright © Roy Export Company Establishment
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Pour Monsieur Verdoux (1947), Chaplin bénéficie des conseils de Robert Florey dans la construction de ses décors et leur habillage de meubles et
d'accessoires, en particulier pour le magasin d'antiquités de Verdoux, situé à Montmartre, et l'appartement d'une de ses victimes,
qui se trouve dans le 16e arrondissement. Dans sa belle défense du film contre les attaques de la presse de l'époque, le grand essayiste James Agee écrit : "La production est poétique, pas naturaliste, bien que des éléments naturalistes soient superbement utilisés à des fins poétiques.
La France de Verdoux est une paraphrase extrêmement intelligente, qui convainc beaucoup mieux du lieu de la fiction - situé
à moitié dans le monde réel et à moitié dans un univers mental - que la plupart des films ne vous persuadent de la réalité
de leur cadre, autochtone, exotique ou imaginaire." Comme l'a montré David Robinson à partir de la lecture des archives du réalisateur, la séquence d'ouverture initialement
prévue se fondait sur une opposition nette entre la réussite et l'énergie des boursiers de Wall Street, et l'univers feutré
de la banque parisienne où était employé Verdoux. Tandis que la crise financière et économique allait affecter aussi bien
New York que Paris, elle se traduisait, côté américain, par le suicide d'un homme d'affaires, tandis que Verdoux, lui aussi
licencié, restait malgré tout actif et même prospère : qui pouvait se douter de ce qu'il manigançait quand il déambulait,
élégamment habillé, sur les Grands Boulevards ?
Monsieur Verdoux de Charles Chaplin All images from Chaplin films made from 1918 onwards, copyright © Roy Export Company Establishment
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Il est intéressant de voir aujourd'hui Monsieur Verdoux dans cette sorte d'opposition entre le contexte français, et plus particulièrement parisien de l'histoire revisitée de Landru,
et la situation personnelle de Chaplin aux États-Unis, victime d'un désaveu de la presse et d'une chasse aux sorcières du
FBI qui allaient irrémédiablement l'obliger à quitter Los Angeles pour rentrer en Europe. Dans la première lettre envoyée
par la censure après lecture du scénario, il était fait allusion aux éléments "antisociaux" du projet de film en ces termes : "Il y a des passages du scénario dans lesquels Verdoux condamne le Système et s'attaque à la structure sociale actuelle. […] Verdoux affirme indirectement qu'il est ridicule d'être choqué par l'étendue
de ses atrocités, qu'elles ne sont qu'une comédie de meurtres [allusion au premier titre du film proposé par Chaplin] auprès des massacres en série et parfaitement légaux de la guerre,
que le Système orne de ses galons d'or. Sans entrer le moins du monde dans une discussion sur la question de savoir si les guerres sont
des massacres massifs ou des tueries justifiables, le fait n'en demeure pas moins que Verdoux, durant ses discours, tente
sérieusement d'évaluer la qualité morale de ses crimes."
L'ironie maniée par Chaplin était, au mieux, incomprise, au pire, assimilée à une sorte d'immoralité attestée en quelque sorte
par la situation personnelle du réalisateur. En plein montage du film, Chaplin fut convoqué devant la Commission des activités
non-américaines et refusa de s'y rendre. Mais, lors de la présentation du film à la presse, un représentant de la Légion catholique
s'en prit à lui, en lui lançant : "Que vous gagnez ou non votre argent ici, nous qui avons débarqué sur les plages de France, nous regrettons que vous ne soyez
pas un citoyen de ce pays". Chaplin répondit : " Vous n'êtes pas le seul à avoir débarqué sur ces plages. Mes deux fils étaient également là-bas avec l'armée de Patton, en
première ligne et ils n'en font pas étalage comme vous."
Après avoir quitté les États-Unis, Chaplin reçut en 1954 le Prix de la Paix et se rendit peu après à Paris pour en remettre
une partie - deux millions de Francs - à l'abbé Pierre : lors de la réception organisée à l'hôtel Crillon, le créateur de
Charlot, intimidé, dira au protecteur des sans-logis : "Je vous devais des millions ; je ne les donne pas, je les rends. Ils appartiennent au vagabond que j'ai été et que j'ai incarné.
Ce n'est que le juste retour des choses."
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