Parcours
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par Bernard Eisenschitz
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P136 | |||||
Sérénade à trois
collection Paris Île-de-France
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Paris est un imaginaire dans les films d'Ernst Lubitsch. Ville des plaisirs, la capitale est aussi, dans les années trente,
le centre de l'Europe où se rencontrent la terreur de l'histoire contemporaine et un amour de la vie.
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Lubitsch n'a donc jamais tourné un plan à Paris. Pourtant Paris est la scène d'un grand nombre de ses films. Il figure dans
le titre de l'un d'eux, So this is Paris, rebaptisé en France Les surprises de la TSF. Dès 1919, Rausch (Ivresse), film perdu tiré d'une pièce de Strindberg, se passe dans la capitale française au tournant du siècle. Il est suivi la même
année de La Du Barry. En 1923, Montmartre est le titre français (et américain) de son dernier film allemand, en version originale : Die Flamme. Ces trois films prennent le recul de l'histoire pour La Du Barry, et des milieux mondains de la Belle Epoque pour les deux drames.
Le film qui a orienté le travail de Lubitsch vers la comédie de mœurs est L'opinion publique de Chaplin, titre original : A woman of Paris. Ce qu'il a écrit à son propos le définit bien lui-même : "Le cinéma est un art visuel… la force expressive intérieure ne suffit pas, l'aspect aussi doit être en accord avec le type
que l'on veut représenter. Non seulement le cerveau et le cœur, mais aussi les yeux veulent leur part." L'extériorité, le non analytique. C'est dire l'importance du décor, du décorum. C'est aussi une forme (si l'on ose dire)
pré-brechtienne de distanciation. Brecht donne comme exemple originel de ce procédé le regard au public de l'acteur de vaudeville.
C'est le lot commun de Chaplin et de Lubitsch. Maurice Chevalier, dans One hour with you, s'adresse au spectateur : "Qu'auriez-vous fait à ma place ? Exactement ce que je suis en train de faire."
Chevalier, justement, est la vedette que Lubitsch a le plus souvent dirigée, cet acteur médiocre dont le charme aux yeux du public
américain tenait pour une grande part à l'accent français - en fait parigot - soulignée par l'avancée vulgaire de la lèvre
inférieure dans les situations les plus raffinées. Le poulbot monté en graine Chevalier lui rappelait sans doute le personnage
d'arriviste séducteur sans manières qu'il incarnait lui-même à ses débuts.
Paris est donc un décor de studio dans les films de Lubitsch, ce qui n'a en soi rien d'exceptionnel dans le cinéma américain
de l'époque. Entre le muet et l'après-guerre, combien de films hollywoodiens situés à Paris ont été réalisés à Paris, et non
sur les plateaux des studios californiens ? Aucun, sans doute.
La question est bien sûr ce qu'il fait de ce décor. Disons déjà qu'il le plante et passe à l'essentiel. L'introduction fulgurante
d'Angel dit tout en quatre plans : un avion dans le ciel ; dans l'avion, Marlene Dietrich, regardant par un hublot ; ce qu'elle voit, la place de l'Etoile ; la porte tournante d'un grand hôtel, où elle entre, suivie
par nous. Le drame, ou la comédie, se nouera désormais dans cet hôtel, dans un appartement, entre quatre murs en tout cas.
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La scène de Paris renvoie dans un premier temps au cliché de la ville des plaisirs. Maurice Chevalier va chez Maxim's voir
les "petites femmes" pour oublier La veuve joyeuse ; une femme de diplomate rend visite à une entremetteuse pour échapper à l'ennui (Angel) ; la joie de vivre est révélée même aux sombres bolcheviks (Ninotchka). Et que montre Lubitsch quand il sort de ses appartements ? Un chauffeur de taxi qui se sert son propre pourboire (Angel) ; un porteur qui n'aime pas la lutte des classes (Ninotchka) ; la clientèle d'un café populaire (Ninotchka), sans doute plus proche de l'expérience vécue par le scénariste Billy Wilder lors de l'étape parisienne de son exil, en
1933-1934. Le décor est un décor, c'est-à-dire une toile de fond, un point de départ, un tremplin pour des intrigues complexes,
frôlant parfois l'abstraction. Sa convention ne tient pas au laisser-aller du cinéaste, mais à un besoin d'épure. Elle est
nécessaire pour donner à voir des relations quasi géométriques.
A l'ouverture de One hour with you, un commissaire tient un discours à des agents de police français, tels qu'ils sont invariablement représentés dans les images
du cinéma hollywoodien. Il les charge de faire respecter l'ordre et la morale publique. Il s'agit d'empêcher les amoureux,
encouragés par le printemps et l'air de Paris, de manifester leurs sentiments en public.
Là-dessus, un agent découvre sur un banc public un couple qui s'embrasse avec chaleur et intervient. L'homme (Chevalier) révèle
que sa partenaire (Jeanette MacDonald) n'est autre que "My wife!". Nos héros sont mariés, mais ils préfèrent, au lit conjugal que le Code de Hollywood interdit de nommer, l'aventure des extérieurs : "Il peut faire l'amour n'importe où", affirme l'épouse au flic.
(Cette séquence est d'ailleurs une variation sur un épisode également parisien et également scabreux que Lubitsch avait dirigé
dans Paramount on parade, avec Chevalier cette fois dans le rôle du gendarme.)
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Mais le décor n'est pas si interchangeable que cela. Dans les années trente, où Lubitsch suit avec angoisse la montée du nazisme
et l'approche de la guerre, la ville lumière dont parle le carton initial de Ninotchka devient le lieu géométrique de l'Europe. C'est là que se rencontrent la terreur de l'histoire contemporaine et son amour
de la vie. Dans un de ses films les plus courageux et atypiques, le drame pacifiste The man I killed, le défilé de la victoire descend les Champs-Elysées et passe devant un hôpital rempli de blessés traumatisés ; dans la cathédrale,
on célèbre la fin de la guerre en attendant la suivante : "Neuf millions de morts au dernier conflit, s'écrie le héros, y en aura-t-il quatre-vingt-dix millions la prochaine fois ?" Paris est l'escale entre la vieille Angleterre et Genève où se décide la guerre ou la paix (Angel), le terminus encore paisible du train qui amène également les fonctionnaires nazis ou les commissaires soviétiques (Ninotchka).
Paris est un imaginaire dans le cinéma américain, et en tout premier lieu dans les films de Lubitsch, et ses films ont sans
doute contribué à dessiner cet imaginaire. La ville représentait pour lui le sentiment d'une vieille culture à laquelle ce
déraciné restait attaché. Son nom signifiait aussi le sens vital du plaisir contre le profit, la nécessité, dans la lutte
pour la vie, de saisir l'instant qui passe pour attraper une bribe de bonheur.
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Ernst Lubitsch, Mario Verdone, Premier Plan, Lyon, 1964
Lubitsch (1892-1947), Bernard Eisenschitz, Anthologie du cinéma, Paris, 1967
The Lubitsch Touch, Herman G. Weinberg, E. P. Dutton, New York, 1968
Ernst Lubitsch, Cahiers du cinéma, n° 198, 1968
Ernst Lubitsch, A guide to references and resources, Robert Carringer et Barry Sabath, Hall & Co., Boston (Mass.), 1978
Ernst Lubitsch, Bernard Eisenschitz et Jean Narboni, Cahiers du cinéma / Cinémathèque française, Paris, 1985
Lubitsch ou la satire romanesque, Eithne et Jean-Loup Bourget, Stock, Paris, 1987
Lubitsch, Jacqueline Naccache, Edilig, Paris, 1987
Lubitsch, N. T. Binh et Christian Viviani, Rivages / Cinéma, Paris, 1991
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Paris vu par les Américains | |||||||
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Le Paris de Charles Chaplin, par Christian Delage | |||||||
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Bernard Eisenschitz
Historien du cinéma et traducteur, programmateur et réalisateur, rédacteur en chef de la revue Cinéma, Bernard Eisenschitz a publié des ouvrages sur Nicholas Ray, Fritz Lang, Ernst Lubitsch, le cinéma allemand, le cinéma russe
et soviétique.
décembre 2003
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