LE PORTAIL DES FILMS
SUR PARIS ET LA REGION ILE-DE-FRANCE

 

Île de France

Mairie de Paris

 

Parcours
Le Paris d'Ersnt Lubitsch
par Bernard Eisenschitz
P136
Sérénade à trois
collection Paris Île-de-France
Paris est un imaginaire dans les films d'Ernst Lubitsch. Ville des plaisirs, la capitale est aussi, dans les années trente, le centre de l'Europe où se rencontrent la terreur de l'histoire contemporaine et un amour de la vie.


"Lubitsch aus Berlin"
Ernst Lubitsch est un homme de la ville. Une des raisons pour lesquelles le personnage comique qu'il créa à ses débuts n'a pas passé les frontières est son enracinement berlinois : Meyer, Moritz ou autre, il est comme Lubitsch berlinois, et d'un quartier précis de Berlin. Dire Meyer aus Berlin, "Meyer de (sous-entendu : sorti de) Berlin", c'est déjà un ressort comique, et l'envoyer à la montagne comme dans ce film, c'est hilarant.

Mais, dès que l'acteur est devenu réalisateur, il est cosmopolite. Il va chercher une momie en Egypte (Les yeux de la momie Mâ), moque les Américains (La princesse aux huîtres), récrit l'histoire de France (La Du Barry), d'Angleterre (Anne de Boleyn), de l'Egypte ancienne (La femme du pharaon). Pas d'Allemagne, ce n'est pas le moment au sortir de la guerre et en pleine guerre civile larvée.

Lubitsch est un cinéaste allemand. Une fois installé à Hollywood, ses sujets et ses décors sont en majorité européens. La ville qu'il montre n'est jamais la sienne, rarement une cité américaine. A-t-il seulement visité Varsovie, Budapest, Venise, décors de certains de ses plus beaux films ? Ou même Paris ? Rien n'est moins sûr. Sa biographie donne le sentiment que sa seule patrie était le plateau de son dernier film.


So this is Paris
Lubitsch n'a donc jamais tourné un plan à Paris. Pourtant Paris est la scène d'un grand nombre de ses films. Il figure dans le titre de l'un d'eux, So this is Paris, rebaptisé en France Les surprises de la TSF. Dès 1919, Rausch (Ivresse), film perdu tiré d'une pièce de Strindberg, se passe dans la capitale française au tournant du siècle. Il est suivi la même année de La Du Barry. En 1923, Montmartre est le titre français (et américain) de son dernier film allemand, en version originale : Die Flamme. Ces trois films prennent le recul de l'histoire pour La Du Barry, et des milieux mondains de la Belle Epoque pour les deux drames.

Haute pègre
Mais c'est surtout dans la période américaine du cinéaste que Paris passe au premier plan : presque toujours contemporain, ou du moins intemporel. C'est le décor unique, ou un des décors essentiels, de Kiss me again (Embrassez-moi encore, 1924), So this is Paris (1926) déjà cité, The love parade (Parade d'amour, 1929), son premier film parlant, deux des trois épisodes qu'il réalise pour Paramount on parade (1930), The man I killed (L'homme que j'ai tué, 1931), One hour with you (Une heure près de toi, 1932), Trouble in paradise (Haute pègre,1932), Design for living (Sérénade à trois, 1933), The merry widow (La veuve joyeuse, 1934), Angel (Ange, 1937) et Ninotchka (1939).

Le film qui a orienté le travail de Lubitsch vers la comédie de mœurs est L'opinion publique de Chaplin, titre original : A woman of Paris. Ce qu'il a écrit à son propos le définit bien lui-même : "Le cinéma est un art visuel… la force expressive intérieure ne suffit pas, l'aspect aussi doit être en accord avec le type que l'on veut représenter. Non seulement le cerveau et le cœur, mais aussi les yeux veulent leur part." L'extériorité, le non analytique. C'est dire l'importance du décor, du décorum. C'est aussi une forme (si l'on ose dire) pré-brechtienne de distanciation. Brecht donne comme exemple originel de ce procédé le regard au public de l'acteur de vaudeville. C'est le lot commun de Chaplin et de Lubitsch. Maurice Chevalier, dans One hour with you, s'adresse au spectateur : "Qu'auriez-vous fait à ma place ? Exactement ce que je suis en train de faire."

Chevalier, justement, est la vedette que Lubitsch a le plus souvent dirigée, cet acteur médiocre dont le charme aux yeux du public américain tenait pour une grande part à l'accent français - en fait parigot - soulignée par l'avancée vulgaire de la lèvre inférieure dans les situations les plus raffinées. Le poulbot monté en graine Chevalier lui rappelait sans doute le personnage d'arriviste séducteur sans manières qu'il incarnait lui-même à ses débuts.

Paris est donc un décor de studio dans les films de Lubitsch, ce qui n'a en soi rien d'exceptionnel dans le cinéma américain de l'époque. Entre le muet et l'après-guerre, combien de films hollywoodiens situés à Paris ont été réalisés à Paris, et non sur les plateaux des studios californiens ? Aucun, sans doute.

La question est bien sûr ce qu'il fait de ce décor. Disons déjà qu'il le plante et passe à l'essentiel. L'introduction fulgurante d'Angel dit tout en quatre plans : un avion dans le ciel ; dans l'avion, Marlene Dietrich, regardant par un hublot ; ce qu'elle voit, la place de l'Etoile ; la porte tournante d'un grand hôtel, où elle entre, suivie par nous. Le drame, ou la comédie, se nouera désormais dans cet hôtel, dans un appartement, entre quatre murs en tout cas.


La ville des plaisirs
La scène de Paris renvoie dans un premier temps au cliché de la ville des plaisirs. Maurice Chevalier va chez Maxim's voir les "petites femmes" pour oublier La veuve joyeuse ; une femme de diplomate rend visite à une entremetteuse pour échapper à l'ennui (Angel) ; la joie de vivre est révélée même aux sombres bolcheviks (Ninotchka). Et que montre Lubitsch quand il sort de ses appartements ? Un chauffeur de taxi qui se sert son propre pourboire (Angel) ; un porteur qui n'aime pas la lutte des classes (Ninotchka) ; la clientèle d'un café populaire (Ninotchka), sans doute plus proche de l'expérience vécue par le scénariste Billy Wilder lors de l'étape parisienne de son exil, en 1933-1934. Le décor est un décor, c'est-à-dire une toile de fond, un point de départ, un tremplin pour des intrigues complexes, frôlant parfois l'abstraction. Sa convention ne tient pas au laisser-aller du cinéaste, mais à un besoin d'épure. Elle est nécessaire pour donner à voir des relations quasi géométriques.

A l'ouverture de One hour with you, un commissaire tient un discours à des agents de police français, tels qu'ils sont invariablement représentés dans les images du cinéma hollywoodien. Il les charge de faire respecter l'ordre et la morale publique. Il s'agit d'empêcher les amoureux, encouragés par le printemps et l'air de Paris, de manifester leurs sentiments en public.

Là-dessus, un agent découvre sur un banc public un couple qui s'embrasse avec chaleur et intervient. L'homme (Chevalier) révèle que sa partenaire (Jeanette MacDonald) n'est autre que "My wife!". Nos héros sont mariés, mais ils préfèrent, au lit conjugal que le Code de Hollywood interdit de nommer, l'aventure des extérieurs : "Il peut faire l'amour n'importe où", affirme l'épouse au flic.

(Cette séquence est d'ailleurs une variation sur un épisode également parisien et également scabreux que Lubitsch avait dirigé dans Paramount on parade, avec Chevalier cette fois dans le rôle du gendarme.)

Une heure près de toi
Comme le film explore ensuite, véritable théorème, toutes les variations possibles entre le mariage, l'amour et le désir, il semblerait que Paris - et le printemps - y soient pour beaucoup. Or, One hour with you est un remake d'un film de Lubitsch lui-même. En 1924, The marriage circle (Comédiennes) se passait à Vienne, et il est difficile en voyant les lapsus, les actes manqués, le transfert qu'une patiente opère sur son médecin, toute la psychopathologie de la vie quotidienne qui est le matériau du cinéaste, de ne pas penser que la ville a été choisie en connaissance de cause, en pensant à un autre docteur qui y pratiquait alors. Pourtant, le remake parisien, sans être aussi bon que l'original (Lubitsch en avait d'abord laissé la réalisation à un George Cukor débutant), ne le cède en rien en hardiesse, allant jusqu'à suggérer, dans cette période pré-Code et à la différence du film original, que l'adultère est consommé. (On peut remarquer que pour un autre remake d'un de ses propres films, Lubitsch est passé sans problème de Paris, décor de Kiss me again (film perdu), à New York, où se situe That uncertain feeling (Illusions perdues).)


Le centre de l'Europe
Mais le décor n'est pas si interchangeable que cela. Dans les années trente, où Lubitsch suit avec angoisse la montée du nazisme et l'approche de la guerre, la ville lumière dont parle le carton initial de Ninotchka devient le lieu géométrique de l'Europe. C'est là que se rencontrent la terreur de l'histoire contemporaine et son amour de la vie. Dans un de ses films les plus courageux et atypiques, le drame pacifiste The man I killed, le défilé de la victoire descend les Champs-Elysées et passe devant un hôpital rempli de blessés traumatisés ; dans la cathédrale, on célèbre la fin de la guerre en attendant la suivante : "Neuf millions de morts au dernier conflit, s'écrie le héros, y en aura-t-il quatre-vingt-dix millions la prochaine fois ?" Paris est l'escale entre la vieille Angleterre et Genève où se décide la guerre ou la paix (Angel), le terminus encore paisible du train qui amène également les fonctionnaires nazis ou les commissaires soviétiques (Ninotchka).

Paris est un imaginaire dans le cinéma américain, et en tout premier lieu dans les films de Lubitsch, et ses films ont sans doute contribué à dessiner cet imaginaire. La ville représentait pour lui le sentiment d'une vieille culture à laquelle ce déraciné restait attaché. Son nom signifiait aussi le sens vital du plaisir contre le profit, la nécessité, dans la lutte pour la vie, de saisir l'instant qui passe pour attraper une bribe de bonheur.


Filmographie sélective
Sélection de films réalisés ou produits par Lubitsch
de Ernst Lubitsch
avec Marlene Dietrich
1937, 1h27min
de Frank Borzage
avec Marlene Dietrich
1936, 1h35min
de Ernst Lubitsch
avec Pola Negri
1919, 1h25min
de Ernst Lubitsch
1932, 1h19min
de Ernst Lubitsch
1931, 1h13min
de Ernst Lubitsch
avec Gary Cooper
1938, 1h22min
de Ernst Lubitsch
1922
(ce film est ajourd'hui perdu)
de Ernst Lubitsch
avec Greta Garbo
1939, 1h50min
de Ernst Lubitsch
avec Gary Cooper
1933, 1h31min
de Ersnt Lubitsch
1926, 1h08min
de Ernst Lubitsch
avec Maurice Chevalier
1932, 1h20min
de Ernst Lubitsch
1934, 1h39min
Films en écho avec Sérénade à trois
de François Truffaut
avec Jeanne Moreau
1962, 1h42min
de Chantal Akerman
avec Guilaine Londez
1991, 1h31min
Comédies américaines des années 1930 se déroulant à Paris
de Mark Sandrich
avec Fred Astaire et Ginger Rogers
1937, 1h44min
de Leo McCarey
avec Charles Laughton
1934, 1h26min
de John Cromwell
avec Henry Fonda
1935, 1h33min
de Wesley Ruggles
1937, 1h23min
de Mitchell Leisen
1939, 1h34min
Documentaires sur le Paris des années 1930
de Miréa Alexandresco et Henri Torrent
1960, 1h27min
de Pierre Desfons
1975, 34min
de Shigemaru Shimoyama
1937, 8min
de Etienne Lallier
1936, 5min19s
de Jean-Claude Bernard
1932, 23min
Bibliographie
Ernst Lubitsch, Mario Verdone, Premier Plan, Lyon, 1964
Lubitsch (1892-1947), Bernard Eisenschitz, Anthologie du cinéma, Paris, 1967
The Lubitsch Touch, Herman G. Weinberg, E. P. Dutton, New York, 1968
Ernst Lubitsch, Cahiers du cinéma, n° 198, 1968
Ernst Lubitsch, A guide to references and resources, Robert Carringer et Barry Sabath, Hall & Co., Boston (Mass.), 1978
Ernst Lubitsch, Bernard Eisenschitz et Jean Narboni, Cahiers du cinéma / Cinémathèque française, Paris, 1985
Lubitsch ou la satire romanesque, Eithne et Jean-Loup Bourget, Stock, Paris, 1987
Lubitsch, Jacqueline Naccache, Edilig, Paris, 1987
Lubitsch, N. T. Binh et Christian Viviani, Rivages / Cinéma, Paris, 1991
En écho
Sur le site du Forum des images
Paris vu par les Américains

 

Le Paris de Charles Chaplin, par Christian Delage

 

Bernard Eisenschitz
Historien du cinéma et traducteur, programmateur et réalisateur, rédacteur en chef de la revue Cinéma, Bernard Eisenschitz a publié des ouvrages sur Nicholas Ray, Fritz Lang, Ernst Lubitsch, le cinéma allemand, le cinéma russe et soviétique.
décembre 2003

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