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Parcours
Le jour se lève
Une partition de Maurice Jaubert
par François Porcile
P88
Le jour se lève de Marcel Carné
collection Paris Île-de-France
La partition de Maurice Jaubert pour Le jour se lève (1939) de Marcel Carné représente, à la fin de la première décennie du film sonore, la tentative la plus audacieuse, la plus risquée en la matière : récuser les conventions descriptives, anecdotiques et sentimentales en vigueur pour restituer à la musique de film sa fonction essentielle, celle de l'expression du temps.


Un film-borne


Une équipe mythique
Plus qu'un film-phare, Le jour se lève est un film-borne, sous trois angles particuliers : historique, musical, et en premier lieu comme apothéose d'une caractéristique du cinéma français d'avant-guerre, le travail d'équipe.Le définir comme un film "inspiré", c'est parler en même temps d'une réunion de talents dans leur registre le plus extrême. Au premier chef, le fabuleux trio Arletty-Jules Berry-Jean Gabin, au service d'un dialogue étincelant signé Jacques Prévert, mis en scène au scalpel par le Marcel Carné des meilleurs jours, dans l'étonnant décor vertical d'Alexandre Trauner, cette chambre en lanterne de phare où résonne le rythme obsédant, implacable, de la musique de Maurice Jaubert, qui martèle l'écoulement inexorable du temps.


Un reflet terrible de l'air du temps
Quand le film sort, au cinéma Madeleine à Paris le 17 juin 1939, il semble résumer, cristalliser, les angoisses et les désillusions de la décennie qui s'achève. Trois mois plus tard, la France entre en guerre et Le jour se lève, reflet terrible de l'air du temps, est interdit par la censure militaire comme "démoralisant". "A certaines époques, écrivait Jean Giraudoux, ce n'est pas l'auteur qui choisit ses sujets, mais les sujets qui le choisissent." L'interdiction du film apparaît bien comme la sanction de son caractère visionnaire, qui annonçait le glas des années trente et l'enlisement dans ladite "drôle de guerre" dont le musicien du film, mobilisé comme capitaine du génie, ne connaîtra pas la fin : Maurice Jaubert sera fauché par une rafale de mitrailleuse, à quelques heures de l'armistice, le 19 juin 1940. Il avait quarante ans.


L'aboutissement d'une réflexion
Le jour se lève est donc sa dernière partition pour un film de long métrage, la trente-cinquième des trente-huit partitions pour le cinéma qu'il a composées en l'espace de dix ans, entre 1929 et 1939. La musique du Jour se lève représente l'aboutissement de sa réflexion sur la fonction spécifique de la musique dans le film, dont le premier jalon se situait à la lisière du muet et du parlant, avec la "musique d'écran", composée entre mai et août 1929 pour le Mensonge de Nina Petrovna de Hans Schwarz.


L'expression du temps
La partition du Jour se lève, écartant toute tentation mélodique, anecdotique ou sentimentale, est construite autour d'une donnée rythmique élémentaire, un battement binaire, un battement de cœur, celui qui résonne dans le corps de l'homme barricadé dans sa chambre, qui revit par bribes les événements de son passé qui l'ont conduit à commettre un crime.

La construction du film en flash-backs non-chronologiques parut à l'époque si déroutante que, pour rassurer les spectateurs, les distributeurs jugèrent utile de faire précéder le générique d'un texte explicatif. Ce déroulant apparaît aujourd'hui d'autant plus superflu que - outre l'accoutumance du spectateur à un mode de récit non classique - tout le travail de Jaubert, à travers ses dix-huit interventions, consistait à faire de la musique l'éclaireur de cette construction éclatée, le véritable passeur du temps.

"On imagine facilement, écrivait Jaubert, quel puissant moyen la musique est entre les mains du metteur en scène pour réaliser certains enchaînements qui, sans son secours, seraient d'une brutalité difficilement supportable."Avec sa chronologie chamboulée, Le jour se lève constitue certainement une démonstration éclatante de la puissance de ce moyen, en même temps qu'il révèle une parfaite empathie entre metteur en scène et compositeur. Jaubert, se souvenait Carné, "venait scrupuleusement assister à la projection du montage, étudier quelles scènes devaient, selon lui, comporter de la musique, minuter celles-ci et, plus généralement, s'imprégner de l'atmosphère du film." (Marcel Carné, La vie à belles dents, Belfond, 1989)


Pour en savoir plus
Maurice Jaubert : une petite biographie

 

Les révolutions musicales de Maurice Jaubert

 

L'équipe Carné-Prévert

 

Analyse par séquence
Générique de début du jour se lève


Premières séquences porteuses de tragédie
Dès le générique, la musique du Jour se lève traduit le martèlement du temps, par un dessin confié d'abord aux timbales, puis à la batterie, enfin au piano dans le grave : rythmique obsédante, oppressante, tournant autour des mêmes notes, lancinante, porteuse de la tragédie.

La séquence musicale suivante intervient au moment où l'ouvrier François vient de se barricader dans sa chambre. Les timbales installent le rythme binaire calqué sur un battement de cœur.

La troisième séquence musicale, qui accompagne le retour à la chambre de François, reprend brièvement (30 secondes) le même dessin rythmique, qui se répète avec la quatrième séquence musicale, favorisant le passage de l'extérieur à l'intérieur de la chambre. Cette musique va être brutalement interrompue par les coups de feu qui atteignent le miroir, au-dessus de la cheminée.


Les "flash-back" et les bruits intérieurs à l'image
La cinquième séquence musicale, avec le retour à la chambre, présente à nouveau cette mélopée rythmée par le battement de cœur, mais au bout d'une minute se transforme (sixième séquence musicale) sur les paroles off de François : "Et cependant, hier encore, souviens-toi..." Ce premier "flash-back" est soutenu par un lent crescendo des vents vers l'aigu qui à son apogée est doublé par le mugissement d'une sirène. La musique devient alors, sur les images de l'ouvrier partant à bicyclette vers l'usine au petit jour, un étagement d'accords de cuivres qui vont se fondre dans le vacarme assourdissant de l'atelier de sablage. On tient là une des clés du système Jaubert : l'appropriation du bruit intérieur à l'image dans la construction musicale, lui donnant par là même une force dramatique décuplée.

La septième séquence musicale est une musique "de source", musique d'ambiance du café-concert où François va rencontrer Clara, la partenaire du dresseur de chiens Valentin.

La séquence musicale qui lui succède de très près est une valse qui rythme le numéro des chiens menés par Valentin et Clara. Elle se poursuit sur le premier échange aigre-doux entre Clara et François, au bar, comme un contrepoint futile et grinçant. Et c'est une autre subtilité propre à Jaubert que de savoir opérer ces glissements d'une musique interne à une scène qui en devient le commentaire, ironique ou tendre.

La neuvième séquence musicale accompagne le numéro des acrobates sur scène, qui va s'enchaîner, à la dixième séquence musicale, avec le retour au présent, et le rythme martelé du temps qui taraude François, perdu dans ses souvenirs entre les quatre murs de sa chambre.François, sur son lit, fume. Le martèlement obsédant est réapparu à la onzième séquence musicale, effacé au bout de cinquante secondes par les coups de feu tirés dans la porte pour faire sauter la serrure. François pousse l'armoire pour bloquer la porte.

La cravate de François, pendue à la porte de l'armoire, est un rappel de la première scène de la chambre (deuxième séquence musicale), avec la première apparition du "battement de cœur" aux timbales. Cette douzième séquence musicale va reprendre le crescendo de la sixième, pour amorcer le deuxième retour en arrière, qui va s'interrompre brutalement dans la stridence des sifflets.

La brève treizième séquence musicale (25 secondes) introduit la "confrontation", au café, entre François et Valentin. Un légionnaire joue de la trompette sur le trottoir, mais cette musique synchrone reprend le thème de la septième séquence musicale, chantée au café-concert juste avant, précisément, l'entrée en scène de Valentin.

La quatorzième séquence musicale, qui accompagne la scène d'amour entre Françoise et François, est une valse aigrelette, mélancolique, comme sortie d'un orgue de Barbarie lointain.La séquence suivante amorce un nouveau "flash-back", interrompu par le geste de François brisant la broche de Françoise. La musique sombre et oppressante reprend, mais "libérée" de la rythmique du battement de cœur. Elle s'arrête net quand François casse le miroir de l'armoire.

Seizième séquence musicale. Dernier flash-back, amené par la reprise du crescendo des sixième et douxième séquences musicales : Valentin entre dans la chambre de François.

Dix-septième séquence musicale. Egrènement du temps. Valentin, comme au début du film, sort de la chambre, titubant, une balle dans le ventre.


Crescendo final
La dernière séquence musicale, qui couvre la fin du film, est comme un aboutissement de la démarche originale de Jaubert à la fois dans sa cohérence architecturale, sa pertinence dans l'échange dramatique musique/bruits et l'utilisation du silence.

Elle commence par un rappel du premier flash-back (sixième séquence musicale) avec la progression des policiers sur le toit de l'immeuble, qui tentent d'atteindre la fenêtre de la chambre de François. On retrouve celui-ci à l'intérieur, et la rythmique du battement de cœur, disparue depuis la quinzième séquence musicale, reprend. François prend le revolver avec lequel il a blessé mortellement Valentin, et le dirige vers son cœur. Le coup de feu interrompt la musique. Les policiers lancent deux bombes fumigènes par la fenêtre. Un long silence couvre le plan du cadavre de François noyé dans la fumée. La sonnerie du réveil déclenche le dernier crescendo musical, sur le rythme obsédant du martèlement du temps.


Filmographie sélective
Musiques de Maurice Jaubert
de Jean Vigo
fiction, 1934, 1h29min
de Marcel Carné
avec Arletty
fiction, 1938, 1h33min
de Marcel Carné
avec Jean Gabin
1939, 1h26min
de René Clair
avec Annabella
fiction, 1932, 1h31min
de Jean Lods
documentaire, 1931, 24min
de Pierre Harts
documentaire, 1940, 14min
Documentaire sur Maurice Jaubert
de Pierre Beuchot
documentaire, 1984, 1h10min
Bibliographie



La belle époque de la musique française 1871-1940, François Porcile, Fayard, 1999
Maurice Jaubert musicien populaire ou maudit ?, François Porcile, Editeurs français réunis, 1971
Les musiques du cinéma français, Alain Lacombe et François Porcile, Bordas, 1995
"Le jour se lève", Jacques Viot et Jacques Prévert, in L'avant-scène cinéma, n°53, 1965
"Présence de Maurice Jaubert", François Porcile, in Positif, n°359, Jean-Michel Place, 1991
Discographie
Musiques de films de Marcel Carné, Michel Plasson, EMI Classic, 1993
En écho
Sur le site du Forum des images
Le Paris de Jean Gabin, par Claude Gauteur

 

Le Paris d'Alexandre Trauner, par Jean-Pierre Berthomé

 

Le Paris d'Arletty, par Denis Demonpion

 

François Porcile
Réalisateur et conseiller musical de différents cinéastes (dont François Truffaut), François Porcile est également scénariste et écrivain de musique et de cinéma. Il a notamment publié Les musiques du cinéma français avec Alain Lacombe (Bordas, 1995), La belle époque de la musique française 1871-1940 (Fayard, 1999), ainsi que Les conflits de la musique française 1940-1965 (Fayard, 2001, Prix de la critique musicale, Grand prix de l'Académie Charles Cros).
décembre 2003
mise à jour 30 juillet 2008

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