Parcours
|
par Thierry Paquot
|
P194 | |||||||
Les premières images de De bruit et de fureur de Jean-Claude Brisseau
collection Paris Île-de-France
|
Ce texte est une adaptation d'un cours de Thierry Paquot sur l'évolution de l'image de la banlieue dans le cinéma français
des années 1930 à nos jours, qui eut lieu à l'Ecole du Louvre dans le cadre du cycle Paris au cinéma (2005-2006).
|
|
|
|
|
|
|||||
|
|||||||
Aujourd'hui, quand on parle de banlieue parisienne, c'est la banlieue toute entière, c'est-à-dire cinq cents communes. La
suprématie de la capitale, majestueuse, contrôle tout le reste mais ne s'en préoccupait pas réellement jusqu'à récemment.
Cette magnifique capitale a perdu un million d'habitants en un siècle. Vers 1921, il y avait 3 200 000 habitants, actuellement
on en dénombre 2 140 000. Il y a tout de même un petit peu plus d'habitants de nos jours qu'il y a dix ans, mais c'est relativement
marginal. Dans l'ensemble de l'hexagone, la plupart des grandes villes a perdu des habitants ou bien est restée à des niveaux
identiques. La majorité de la population française habite dans ce qui est nommé "urbain diffus", une ville éparpillée qui cinématographiquement n'est pas encore représentée. En revanche, cette ville diffuse est visible
dans les romans de Jean Echenoz, de Christian Bobin, d'Annie Ernaux ou de François Bon. Ces romanciers parlent mieux que les
historiens, les géographes ou les sociologues de cette diffusion de l'urbain sur l'ensemble du territoire.
Dans le cas parisien, une autre structuration de la géographie urbaine est présente, dans le sens où la banlieue doit toujours
être présentée au pluriel : des banlieues. Certes l'ensemble crée la banlieue parisienne, mais il y a une extraordinaire diversité visible lorsque que l'on
s'y promène. L'image d'un Neuilly très chic, très riche, une banlieue assez particulière qui est presque une annexe du XVIe
arrondissement est tout de suite associée à l'image du "9-3" ou le "93" comme il est dit aujourd'hui, ce 93 avec ses quartiers qu'on ne fréquente pas trop, un peu lointains comme La Courneuve ou
Saint-Denis, la banlieue anciennement populaire.
|
|
|||||||
Cette histoire contradictoire entre Paris et sa banlieue va se poursuivre avec l'annexion, le 1er janvier 1860, d'une certaine
partie ou de la totalité de villages avoisinants qui étaient pris entre l'enceinte des fermiers généraux et la fortification
Thiers édifiée de 1841 à 1845. Paris passe alors de douze à vingt arrondissements. L'annexion des deux bois, Vincennes et
Boulogne, se fait au début du XXe siècle. C'est seulement à cette date que Paris acquiert sa taille actuelle. Là encore, la
fortification est physique, solide, massive. Elle ne sépare pas seulement physiquement les habitants, mais aussi psychologiquement.
Il y a un Paris mais il y a aussi un à-côté , un en dehors , qui n'est pas sa continuité territoriale, qui n'est pas quelque chose qui a affaire avec, en une sorte de symbiose. C'est
vraiment conflictuel et on va attribuer à chacun de ces petits villages nouvellement annexés, comme Vaugirard, Gentilly, Clichy,
des qualités qu'on attribuait auparavant aux banlieues.
Mais le coup très violent porté à la banlieue, c'est la construction du métropolitain et son inauguration en 1900. Depuis vingt ans les débats agitaient l'opinion publique : quel type de métropolitain fallait-il
faire ? Un métro comme Londres ? Un métro comme New York ? Un métro qui commence déjà à irriguer le grand territoire parisien
ou au contraire un métro pour les Parisiens uniquement ? C'est cette dernière solution qui l'a emporté. Et c'est à ce moment-là
que les élus parisiens ont inventé l'expression banlieusard pour qualifier de manière péjorative ceux qui étaient en dehors de la capitale : vous êtes des banlieusards, occupez-vous
de vos problèmes, ne les mêlez pas aux nôtres, ayons deux fiscalités différentes. Il y a bien là une rivalité entre les Parisiens
et les populations qui logent en banlieue, mais qui bien souvent se rendent à Paris quotidiennement pour travailler et pour
consommer.
|
|
|||||
|
|||||||
De manière générale, les grands films qui montrent la banlieue parisienne avant 1950 sont réalisés par des Parisiens. Il y
a deux images dominantes de la banlieue dans le cinéma français de cette période. La première est la banlieue du dimanche,
comme dans le film de Marcel Carné, Nogent Eldorado du dimanche. C'est une banlieue du repos, de la promenade, du flirt, du canotage et des loisirs. La deuxième image est celle de la banlieue
populaire, ouvrière, mécréante, perdue pour Dieu et qu'il faut reconquérir. Dès 1920, le Père Lhande, un jésuite, est le premier
prêtre a avoir le droit de prêcher radiophoniquement. Il est parti enquêter dans la banlieue parisienne et il a expliqué que
la banlieue était une terre d'évangélisation encore plus dramatiquement absente de Dieu que la plupart des colonies de l'empire
français. Il fallait donc envoyer des missionnaires et construire des églises, d'où la création du Chantier du Cardinal. Les travaux du Père Lhande, Le Christ en banlieue publié en trois volumes, ont donné un film, Notre-Dame de la Mouise tourné par le fils de Charles Péguy, Robert Péguy, en 1941. Il montre l'image d'une banlieue crasseuse, déglinguée, peu attirante
qui va coller à l'image de la banlieue pendant très longtemps. Une banlieue un peu triste, un peu grise, où les gens vivent
dans des logements exigus et inconfortables, où l'alcoolisme et parfois pire encore le communisme sont fréquents. C'était
donc terrible !
A partir des années 1950, l'image change et évolue très rapidement pour devenir quelque chose de typiquement français, presque
une exception française. Aux Etats-Unis, au Japon, en Inde, il n'y a pas de films de banlieue parce qu'il n'y a pas ce type
de banlieues. La suburb nord-américaine est un lieu de résidence ayant une population assez homogène sociologiquement. Dans quelques films comme
American Beauty, il y a des images de la banlieue, mais les actions cinématographiques se passent dans la ville. Chicago, Miami, New York,
Los Angeles sont les lieux des courses poursuites, des gangsters, tous ces personnages que la mythologie urbaine va inventer.
La banlieue n'est pas nécessaire, la ville se suffit à elle-même. Dans le cas français, il y a un cinéma qui désire saisir
la banlieue, mais qui à un moment donné ne parlera plus d'elle.
Cette ville est la limite du métropolitain. Ce n'est que bien plus tard que le prolongement de certaines lignes de métro sera
effectué, très peu du reste, qui dépassera la fortification Thiers. Puis avec l'invention du RER, les gens peuvent s'extraire
de la capitale. Une séquence du film se situe à deux pas de Paris et un autre monde est déjà visible, comme le chanteur le
raconte dans sa mélopée. Aubervilliers à cette époque-là, ce sont effectivement des "ruines anciennes" comme Jacques Prévert le lui fait fait dire en jouant sur les mots. Ce ne sont pas des ruines de guerre, il y a juste un
traitement inégal par rapport à l'urbanisme de la capitale, qui n'est pas totalement glorieux non plus, avec ses poches de
misère, ses quartiers surpeuplés ou insalubres. Dans Paris, il y a des endroits qu'on ne veut pas trop voir, comme la zone
ouvrière tout autour de la capitale.
|
|
|||||||
Une séquence de Mon oncle de Jacques Tati montre Gérard et son oncle en solex dans Saint-Maur. Ils s'arrêtent devant une boutique de bric à brac, le
solex ayant mouillé par mégarde le commerçant sorti sur le trottoir car des enfants farfouillaient dans son bazar. Les enfants
invitent alors Gérard à venir jouer avec eux dans le terrain vague. Ce film est devenu emblématique pour diverses raisons,
notamment pour sa critique de l'architecture corbuséenne, avec la fameuse maison des époux Arpel, et le mode de vie distancié entre le père et le fils.
Derrière cette histoire intéressante et assez poignante, il y a du bâti, du construit et des à-côtés, des interstices, comme
ce terrain vague qui est dix mille fois mieux qu'un parc à thèmes ou qu'un jardin pour enfants. Bien souvent les urbanistes
ou les paysagistes devraient être dans l'intervention minimale de cette nature-là, celle qui permet justement aux enfants
d'appréhender et de s'approprier totalement un territoire. Mais en général ils préfèrent baliser, mettre un mobilier ergonomique
étudié pour les enfants, que ces derniers vont s'empresser de démonter. Jane Jacobs, théoricienne américaine de la rue, explique
à quel point la rue dans laquelle les enfants peuvent jouer est plus formatrice qu'un petit îlot protégé dans un jardin public
dans lequel ils seront isolés. Il faut engager une réflexion sur la liberté de mouvements, d'actions et de réactions qui est
produite par une petite ville, à taille humaine, d'une manière un peu désuète. Dans ce film, cela est montré avec le balayeur,
les commerçants, des figures familières. Aujourd'hui, on en est arrivé à une chose incroyable : on invente le commerce de
proximité, ce qui à l'origine va de soi pour un commerce !
Dans Rue des Prairies de Denys de La Patellière, la banlieue est un chantier à la lisière de Paris dans lequel Jean Gabin travaille. Il se dirige
vers l'arrêt du bus en compagnie de sa fille. Ils discutent tous les deux d'un homme qui a demandé la main de la jeune femme.
Celle-ci prend le bus alors que son père repart à pied dans la direction opposée. Jean Gabin est contremaître de chantier.
Sa fille, la comédienne Marie-José Nat, est amoureuse d'un homme d'un certain âge qui lui a promis le mariage. Quand Jean
Gabin la laisse à l'arrêt du bus, il lui ment puisqu'il va à Paris voir dans cet immeuble somptueux du XVIe arrondissement
son futur gendre pour le dissuader de continuer à poursuivre sa fille.
On retrouve Jean Gabin dans Mélodie en sous-sol, cinq ans plus tard. Jean Gabin arrive en taxi gare du Nord et prend un train de banlieue. Il arrive à Sarcelles où il semble
perdu, ne trouvant pas sa maison. Le spectateur suit ses pérégrinations à la recherche du pavillon tout au long du générique.
Sarcelles est une des villes les plus filmées de la banlieue parisienne, avec Saint-Denis, au niveau de ce que l'on appelle le grand ensemble. Dans ce film, on a affaire au gigantisme et aussi à une certaine image
de la modernité. La banlieue n'est pas perçue comme une zone défavorisée, au contraire. Jean Gabin a cette réplique de Michel
Audiard : "C'était la zone verte, c'est devenu New York !" Il y a cette idée assez valorisante, d'une certaine manière, d'une ville qui s'équipe, qui s'organise et finalement qui est
moderne, neuve. Les ruines ne sont pas encore présentes. Cette banlieue est positivée en une sorte de prolongement de la grande
ville.
|
|
|||||||
A cette époque, l'idéologie technocratique considère que la ville doit avoir la forme du grand ensemble, précisément ce qu'aujourd'hui
on considère être une non-ville. Quand on dit grand ensemble, on parle de ces grands immeubles comme lorsque Jean Gabin se
déplace, dans le générique de Mélodie en sous-sol, comme dans un labyrinthe. Il y est perdu, lui qui sort de prison. Il ne reconnaît pas ces lieux, il n'a plus ses repères.
Le grand ensemble est un peu ce type d'habitat sans urbanisme, excepté un urbanisme de plans de masse et de chemins de grues,
dans lequel il n'y a pas de dédales de petites rues.
Au moment des événements de novembre 2005, à Clichy-sous-Bois et ailleurs, Paul Virilio avait été interrogé par la radio italienne qui lui demandait : "Expliquez-nous pourquoi les jeunes des banlieues sont descendus dans la rue". Et Paul Virilio a eu cette réponse : "Ils ne sont pas descendus dans la rue, c'est justement le problème, il n'y a pas de rues dans les grands ensembles, c'est
un état de grippe viaire". Ce jeu de mots est intéressant parce que le réseau viaire c'est ce qui fait l'urbanité, ce qui contribue à l'urbanité, ce
qui contribue à des relations de voisinages, ce qui permet à chacun de se localiser, de se situer dans son chez soi. Et quand
on est l'habitant de l'appartement 2817 du bloc B de la zone A, évidemment c'est difficile d'y trouver une politique.
Dans tous ces films, le grand ensemble est filmé comme un monde en train de s'édifier. Mais il y a aussi la question du transport,
comme avec le métro présenté en ouverture de Mélodie en sous-sol. C'est un métro assez agréable, un lieu de sociabilité où les gens se retrouvent, discutent de leurs vacances, se montrent
leurs photos, etc. Ils ne sont pas du tout dans la tension, dans l'excitation. Ils ne sont pas tous avec un walkman ou un
téléphone portable. Ils sont encore tout simplement dans le rapport à autrui.
Dans une séquence de La ville bidon de Jacques Baratier, qui se passe à Créteil, un homme parle de manière critique de la banlieue en construction, telle qu'elle est montrée à travers les images. Et dans
Dernière sortie avant Roissy de Bernard Pol, qui se passe à Sarcelles, une scène montre une voiture s'avançant entre des immeubles avant d'être stoppée
par une foule amassée. L'automobiliste sort et s'approche pour voir ce qu'il se passe. On est au milieu des immeubles.
Les questions de la précarité économique commencent à surgir. La figure de l'immigré est totalement absente dans ces films,
nous sommes parmi une population exclusivement française qui habite la banlieue et qui travaille à Paris. Une population qui
doit s'en sortir et qui est toujours un peu dans la course, comme en témoigne un film de l'époque, de Gérard Pirès, Elle court, elle court la banlieue. Certes, on a un appartement un peu moins cher qu'à Paris mais il faut courir. C'est un peu les trois-huit, "métro, boulot, dodo". C'est un peu ça, la banlieue filmée à cette époque-là.
|
|
|||||||
De bruit et de fureur a profondément dérangé les critiques de cinéma, qui bien souvent habitent Paris et ne connaissent pas la banlieue, et qui
découvraient une réalité, exagérée selon eux. Mais comme le réalisateur était un professeur de lycée de banlieue, on a commencé
à prendre cela au sérieux, surtout que c'était corroboré par des études de sociologues et de géographes. Ces films introduisent
une nouvelle dimension qui va de pair avec le contexte social. Désormais, les notions de banlieue et de violence sont associées.
C'est un film comme beaucoup à cette époque-là, et notamment Raï de Thomas Gilou, qui montre les relations entre les personnages de banlieues et la capitale. Il faut passer l'épreuve, il
faut faire l'expérience de la grande ville, expérience parfois très risquée, pleine de tension. La question du transport en
commun est toujours présente. Si le dernier métro est raté, on est prisonnier en quelque sorte de la grande ville, on ne peut
plus rentrer chez soi. Dans tous ces films, ce rapport entre la grande ville et la banlieue est très ambigu, il n'y a pas
de continuité territoriale, on ne se situe pas dans la capitale, l'accès n'est pas le même qu'à l'époque de Rue des Prairies.
Dans L'esquive d'Abdellatif Kechiche, quelques adolescents trainent au bord d'une route, deux d'entre eux sont installés dans une voiture.
Des policiers arrivent et leur demandent ce qu'ils font là. Le ton devient de plus en plus suspicieux devant les réponses
évasives des jeunes gens. Commence alors la fouille dans une ambiance plutôt agressive de la part de la police qui a du mal
à comprendre ce que les autres leur cachent.
Les jeux de l'amour et du hasard de Marivaux, évidemment c'est louche. Si une beurette a un livre, c'est forcément un trafic de l'esprit pour les policiers
et cela mérite d'être sérieusement contesté. Cette scène est d'une banalité redoutable, mais rien n'est exagéré. Ceci amène
à une meilleure compréhension de la psychologie de ces jeunes policiers pas du tout formés. La jeune policière devient d'une
violence inouïe, elle frappe les jeunes sans aucune raison. On est totalement hors du droit, hors du ban précisément, mais
cette violence est commise par la police elle-même et les témoignages abondent sur ce type de réaction.
La dernière dimension est caractérisée par un cinéma de la transition, du passage, de l'entre-deux. Ce n'est plus la banlieue
qui est filmée. Dans La haine et dans L'esquive, certaines scènes sont tournées dans des villes de banlieue totalement différentes et le spectateur ne s'en rend pas compte.
Il croit que cela se passe toujours à Chanteloup-les-Vignes pour La haine, à Saint-Denis ou aux Francs-moisins pour L'esquive. Mais parfois pour filmer une scène, une image ou un travelling, le cinéaste tourne à dix, vingt kilomètres de là, dans une
autre banlieue. Le spectateur aura toujours une sorte d'image de la banlieue, des représentations, mais ce n'est plus la banlieue
qui est importante. Ce cinéma ne filme pas la banlieue en tant que telle, il ne filme pas la ville non plus, il la transfigure,
il la métamorphose.
|
|
|||||
Banlieues, Une anthologie, Thierry Paquot, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008
Filmer la ville, Philippe Chaudat, Sophie Chevalier, et Noël Barbe, Presses universitaires franc-comtoises, 2002
|
|||||
|
|
|||||||
Toutes les fictions ayant pour sujet ou décor la banlieue | |||||||
|
|||||||
Tous les documentaires ayant pour sujet ou décor la banlieue | |||||||
|
|
|||||||
L'évolution des grands ensembles parisiens, par Jeanne Hamel Levasseur | |||||||
|
|||||||
La Défense en quête de sens, par Thierry Paquot et Jean-Yves de Lépinay | |||||||
|
|||||||
Le Paris de Jean-Luc Godard, par Alain Bergala | |||||||
|
Thierry Paquot
Thierry Paquot est l'auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l'architecture et à l'urbanisme, notamment La ville au cinéma (co-dirigé avec Thierry Jousse, 2005). De 1994 à 2012, il fut l'éditeur de la revue Urbanisme.
9 juillet 2013
|
Rechercher
Pour choisir un film, taper un ou plusieurs mots (nom, thème, titre, collection, auteur...):