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Île de France

Mairie de Paris

 

Parcours
Tous à Bastille !
par Suzanne Hême de Lacotte
P239
Tout contre Léo
collection Paris Île-de-France
Bastille, c’est une place, un opéra, un quartier bobo. Ce fut aussi une gare et une prison. Des fictions, documentaires et images d’archives s’en font l’écho.


La Bastille occupe une place toute particulière dans l’esprit des Parisiens, et plus généralement des Français, jeunes et moins jeunes. Il s’agit en effet d’un quartier éminemment symbolique puisqu’il renvoie à l’événement fondateur de la République française : la fameuse prise de la Bastille. C’est donc sur ce terreau que notre regard sur le quartier, mais aussi celui des cinéastes, documentaristes ou opérateurs d’actualités, trouve son ancrage. Il serait toutefois bien réducteur de n’envisager ce quartier de Paris seulement sous cet angle symbolique, même si un vent de liberté souffle encore sur la place, à l’image du génie qui en est devenu l’étendard. La Bastille, lieu de toutes les manifestations, est devenu un quartier incontournable ou presque, vers lequel convergent tous les moyens de communication et où se mélangent encore, un peu, les populations.

Libertés
La Marseillaise
Rares sont ceux qui connaissent l’histoire du quartier de la Bastille avant la prise de la prison du même nom le 14 juillet 1789. Peu de films, d’ailleurs, évoquent le quartier avant 1789. Marquis (1989) de Henri Xhonneux propose pourtant une singulière reconstitution de la prison de la Bastille (réalisée en mixant les prises réelles à des scènes tournées en animation, sous la direction artistique de Roland Topor), où le marquis de Sade fut fait prisonnier plus de cinq ans, jusqu’en 1789, dix jours avant la prise de la Bastille. Il faut bien admettre que la Révolution française s’inscrit comme événement fondateur qui ouvre une nouvelle ère politique. En réaction contre l’arbitraire royal, une foule d’émeutiers révolutionnaires se rend à la Bastille pour y récupérer de la poudre et des balles afin d’utiliser les armes dont ils s’étaient emparés le matin même aux Invalides. Les émeutiers envahissent la forteresse et libèrent par la même occasion les sept prisonniers qui y demeuraient encore. Le 16 juillet, la démolition de la Bastille est ordonnée. La Marseillaise (1937) de Jean Renoir, qui s’ouvre le 14 juillet 1789 lorsque Louis XVI apprend le soulèvement des Parisiens et s’achève trois ans plus tard par la marche d’un bataillon de fédérés marseillais vers les Tuileries, met notamment en scène les décombres de l’ancienne prison, sur lesquels on chante et on danse, dans le cadre d’une fiction historique produite en partie grâce à une souscription de la CGT pour célébrer les idéaux du Front Populaire. Le film prend délibérément le parti de présenter les mois qui suivent la Révolution sous un jour idyllique et de magnifier l’action collective de petites gens ordinaires.

Le Génie de la Bastille
En 1792, l’assemblée législative annonce la construction d’une colonne sur cette place qui s’appellera désormais la "place de la liberté". Elle ne verra jamais le jour : il faudra attendre 1833 pour qu’un nouveau projet de colonne commémorative, la "colonne de Juillet", voie le jour, à l’initiative de Louis-Philippe, en l’honneur des révolutionnaires de 1830. Celle-ci est inaugurée en juillet 1840, dix ans après les Trois Glorieuses. On comprend donc aisément pourquoi la place de la Bastille devint le symbole de la liberté du peuple : le génie qui s’élance vers le ciel au sommet de la colonne, une étoile sur le front, brise ses fers et sème la lumière à l’aide du flambeau de la civilisation qu’il porte dans la main droite. Il est amusant de noter que presque tous les films en lien avec la Bastille, qu’il s’agisse de fictions ou documentaires, lui rendent un hommage plus ou moins appuyé. Jusqu’à en faire parfois une sorte de "cliché" du quartier. Ce n’est pas le cas du Génie de la Bastille (1994), film d’animation de Guillaume Casset, entièrement dédié à la figure du génie, lequel s’amuse à défier un policier, représentant de l’ordre établi, dans une ode libertaire non dénuée d’humour.

Les actualités françaises 1945, 3-Mai
Depuis les événements révolutionnaires, chaque mouvement populaire fait pèlerinage à la Bastille : on vient y faire la fête, danser sur l’emplacement de l’ancienne prison. De très nombreuses manifestations s’inscrivent dans cet héritage révolutionnaire lorsqu’elles empruntent le chemin qui les mène de la place de la Bastille à celle de la Nation. Il n’y a qu’à jeter un œil aux actualités filmées pour prendre la mesure du nombre de manifestants qui ont foulé les pavés du quartier, comme ce fut le cas le 1er mai 1945, l’occasion de célébrer la défaite des Allemands et de délier la fête des travailleurs du régime pétainiste (Les actualités françaises 1945, 3-Mai). Il existe aussi de très nombreuses bandes d’actualités et amateurs, qu’elles soient françaises ou étrangères, montrant des manifestations, grèves, défilés officiels ayant Bastille en toile de fond, des années 1930 jusqu’à une époque plus récente. Ce n’est pas un hasard, bien sûr, si la première élection de François Mitterrand a été célébrée à la Bastille : les actualités télévisées d’Antenne 2 diffusées en direct le 10 mai 1981 nous replongent dans cette ambiance survoltée. "Ici à la Bastille, quelque chose de nouveau a commencé", déclare le commentateur, avant que Michel Rocard et Lionel Jospin, entre autres, ne s’adressent à la foule en liesse.


Bastille invisible
Gavroche
C’est sur les ruines de la prison de la Bastille que s’est forgé le mythe d’un peuple libre, ferment de notre imaginaire collectif. De nombreux écrivains, au rang desquels on compte Victor Hugo, ont choisi comme décor de leurs œuvres romanesques ce même lieu. Le jeune Gavroche habite ainsi le fameux éléphant (que Napoléon a décidé de construire avec le bronze des canons espagnols), ou du moins sa maquette en plâtre, détruite en 1846 et dont il ne reste aujourd’hui aucune trace. C’est grâce au cinéma d’animation, et notamment à Gavroche (1966), un court métrage soviétique d’Irina Gourvitch, que peut revivre ce pachyderme aujourd’hui oublié et néanmoins très célèbre pour le peuple parisien de l’époque. La magie de l’animation nous permet de nous introduire à l’intérieur de l’éléphant. C’est un univers teinté d’irréel et de misère que l’on découvre, habitat d’un jeune garçon rebelle à toutes les lois, célébré ici comme le symbole du peuple français. Au-delà de la simple adaptation littéraire, c’est la portée internationaliste du texte d’Hugo et de la culture française qui est portée à l’écran. Le film est en effet accompagné d’une chanson d’Edith Piaf.

Duras à la Petite Roquette
Si le quartier de la Bastille évoque la liberté populaire, n’oublions pas qu’il a abrité deux autres prisons : la Grande et la Petite Roquette, cette dernière ayant servi d’établissement carcéral pour mineurs (Jean Genet y fut détenu à quinze ans), avant de devenir une prison pour femmes jusqu’en 1974, date de sa démolition. Le témoignage de la seule directrice de prison en France, interrogée par Marguerite Duras dans Duras à la Petite Roquette (1967) de Jean-Noël Roy, relativise donc l’image véhiculée traditionnellement par le quartier. Il s’agit d’une Bastille "invisible", à doublement parler puisque de la Petite Roquette il ne reste rien (elle a été remplacée par un jardin public), et que ses occupantes étaient soustraites au regard de tous. En nous invitant à l’intérieur de l’institution carcérale, cet entretien nous offre un autre point de vue, dans tous les sens du terme, sur la rue de la Roquette. Marguerite Duras pousse la directrice dans ses retranchements, l’interroge sans complaisance, sans jamais apparaître elle-même à l’écran, ce qui donne d’autant plus de tranchant à ses paroles.


A la croisée des chemins
Bastille
Lieu de rassemblement populaire, le quartier l’est assurément. Pour une autre raison simple : la place de la Bastille est à la jonction de tous les types de voies de communication – rues, voies navigables et ferroviaires. Les boulevards Richard Lenoir, Beaumarchais, Henri IV, la rue du Faubourg Saint-Antoine rayonnent depuis la place, le canal Saint-Martin la traverse en sous-sol et relie le bassin de La Villette, et au-delà le canal de l’Ourq au bassin de l’Arsenal devenu port de plaisance. Le canal des Carapatas (1980), documentaire de Jean-Denis Berenbaum et Hassan Ezzedine, nous fait glisser, le temps d’un film, sous la place de la Bastille, et remonter le canal, d’écluse en écluse. Un axe ferroviaire desservait également le quartier grâce à la gare de la Bastille aujourd’hui détruite mais dont nous pouvons revivre les derniers jours avec Bastille (1969) d’André Périé, un des réalisateurs de documentaires ferroviaires les plus prolixes. Bastille est un film produit par la SNCF dont le ton assurément nostalgique n’empêche en rien le spectateur de constater que les heures de pointe des années soixante n’ont rien à envier à celles des années 2000. Le métro a pris le relais et la station Bastille voit tous les jours des milliers de voyageurs envahir ses quais. Jacques-Rémy Girerd nous convie à suivre l’un d’entre eux, un jeune garçon, dans sa découverte inattendue des galeries souterraines et du Petit cirque de toutes les couleurs (1986). La représentation réaliste du lieu cède le pas à l’imaginaire dans ce film réalisé en pâte à modeler.


Révolution culturelle
Balajo
Des milliers d’habitants, de jeunes gens venus faire la fête, de travailleurs se croisent et animent depuis des décennies les rues, les bars, les cabarets… Le Balajo en est un, fameux, où l’âme du quartier a longtemps puisé des ressources, ainsi que le relate le documentaire humoristique Balajo (1958) de François Châtel, qui met en scène Georges de Caunes et Léon Zitrone dans des rôles pour le moins inattendus où le documentaire croise la caricature d’un film noir en décor réel. Rien n’y manque : le noir et blanc, les accessoires (chapeau, lunettes noires…), les seconds rôles si "typiques" des quartiers populaires, le tout dans un esprit potache qui n’est pas encore celui des aspirations libertaires de la jeunesse des années 1960 et 1970.

Naissance d'un opéra
Mais un vent révolutionnaire a par ailleurs soufflé sur le quartier jusque dans les choix culturels faits sous l’ère mitterrandienne pour moderniser l’Est parisien : c’est à Bastille que verra le jour le nouvel opéra. La culture savante devait y côtoyer la culture populaire à l’issue du chantier colossal qui a précédé l’ouverture de l’opéra Bastille et qui a profondément modifié la physionomie du quartier. Naissance d’un opéra (1989), court métrage documentaire d’Alain Esmery et Jean-François Roudot, exprime bien, en trois minutes grâce à un montage rapide et à l’accéléré, le gigantisme des travaux et les transformations radicales du paysage qui ont suivi.


Lieu de travail
Faubourg Saint-Antoine 1982
Car la Bastille, la "Bastoche" pour ceux qui l’aiment et la fréquentent, est et doit rester éminemment populaire : dans sa vie nocturne bien sûr, mais aussi pour ce qui touche les métiers qui y sont pratiqués. La fameuse rue du Faubourg Saint-Antoine est bordée de petites impasses qui abritent encore des ateliers d’ébénistes, de miroitiers, de tapissiers… témoins d’une époque sur le point de disparaître. C’est pour conserver la mémoire de ces métiers et de ceux qui les exercent, mais surtout les émotions et les sensations qui leur sont liées, qu’Alain cavalier a réalisé La canneuse, l’un des neuf Portraits qu’il a tournés en 1987 sur des Parisiennes exerçant des petits métiers. Car le quartier change, s’embourgeoise inexorablement. Les ateliers sont transformés en lofts et les grandes enseignes pointent tour à tour. En 1982 déjà, la pression immobilière se faisait sentir sur les artisans, filmés par Yolande Robveille dans Faubourg Saint-Antoine 1982.


Un quartier animé
Jacky Lorenzo, poissonnier
Mais pour autant, Bastille a-t-il perdu son âme? L’âme d’un quartier, c’est aussi ce qui l’ "anime", au sens propre du terme. Il est vrai que, comme le dit l’un des poissonniers du marché du boulevard Richard Lenoir (Jacky Lorenzo, poissonnier, 1993, de Françoise Grandcolin), les clients de Bastille ne sont pas ceux du 16e arrondissement. Le portrait de ce poissonnier a été réalisé dans le cadre des Ateliers Varan, qui s’inscrivent dans la lignée du cinéma direct. C’est ainsi que l’on se trouve au plus proche de Jacky, sans que la réalisatrice n’impose une quelconque lecture des images.

Cette vie de quartier, que l’on aime croire solidaire, est celle qui est montrée dans Chacun cherche son chat (1996) de Cédric Klapisch, où les acteurs se mêlent aux habitants du coin, donnant à la fiction une dimension documentaire qui fait ressortir l’esprit du lieu. Plus rien de subversif ici, le réalisateur part à la recherche d’une harmonie, notamment entre les générations, qui gomme tout ce qui peut faire friction.

Chacun cherche son chat
C’est enfin un quartier "libre" qui est mis en scène dans Tout contre Léo (2002), téléfilm de Christophe Honoré, où un jeune homme atteint du sida trouve refuge à Bastille. La place l’accueille, lui et son jeune frère, lors d’une nuit d’été où le vacarme de la circulation cède le pas aux bruits nocturnes et rassurants de l’enfance. C’est encore et toujours le génie qui veille sur eux et les attire dans son élan, entre vertige et ivresse. Lieu mortuaire (la colonne contient deux grands sarcophages qui contiennent les dépouilles des révolutionnaires de 1830 et 1848), Bastille est aussi un lieu riche de promesses, de celles qui appartiennent à la jeunesse.


En écho
Sur le site du Forum des images
La Révolution française, par Sylvie Dallet

 

A la découverte du 11e arrt

 

Suzanne Hême de Lacotte
Suzanne Hême de Lacotte est enseignante en esthétique du cinéma à l'Université Paris I et cofondatrice des Soeurs Lumière.
11 décembre 2012

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