LE PORTAIL DES FILMS
SUR PARIS ET LA REGION ILE-DE-FRANCE

 

Île de France

Mairie de Paris

 

Parcours
Le Paris de Raoul Ruiz
La ville du pirate
par Cyril Béghin
P173
Comédie de l'innocence
collection Paris Île-de-France
Est-ce d’avoir deux pays (le Chili et Paris) - et une seule vie - qui a donné à Raoul Ruiz le goût des histoires à tiroirs et le don de les raconter ? Retour sur l’oeuvre de ce cinéaste joueur et cérébral, qui a souvent pris sa terre d’exil pour décor, inscrivant dans un Paris mi-réel mi-rêvé les destinées de personnages aux multiples visages.


Les villes, l'exil
Trois vies et une seule mort
C'est au début de Trois vies et une seule mort (1996), Marcello Mastroianni monologue : "Quand j'étais enfant à Catania, j'avais tant de fois rêvé de partir au loin. Et ce lointain rêvé, c'était Paris." Mais rejoindre ce lointain, aller à Paris, n'arrête pas le voyage : dans cette ville elle-même, d'autres départs creusent des distances sans retour, d'autres aventures ressemblent à des traversées de mondes. Mastroianni continue : "J'ai compris que pour aller loin, il n'y avait pas besoin de parcourir de longues distances, quelques mètres devaient suffire." Et dans ce film, il endosse des personnalités différentes par un simple changement de trottoirs, entre un café de Belleville, une chaire à la Sorbonne et un banc de Montmartre.

Il est ainsi l’un des multiples exilés de l’intérieur qui parcourent la filmographie parisienne de Raoul Ruiz. Parmi eux, l’enfant qui veut changer de mère dans Comédie de l’innocence (2000), et s’en trouve une nouvelle de l’autre côté de la ville ; les Parisiens réfugiés dans la chaleur des cafés du Temps retrouvé (1999) ; les insomniaques à la dérive le long de la Seine dans L’éveillé du pont de l’Alma (1985), et d’autres encore comme le projectionniste de La chouette aveugle (1987) qui, transporté comme par magie de son cinéma de Belleville en terre arabe, rêvant ce voyage depuis sa cabine, ne cesse de se plaindre – "Je veux rentrer à Paris", alors qu’il ne l’a sans doute pas quittée.

L'éveillé du pont de l'Alma
Dialogues d’exilés (1974), le premier film que Ruiz réalise en France après son départ du Chili, annonce ces douces hybridations et dilatations géographiques. Des Chiliens ayant fui le régime de Pinochet se retrouvent dans leurs appartements parisiens pour évoquer le pays perdu, autant que pour survivre dans le nouveau. Sujet des conversations, l’événement politique lointain et douloureux se superpose au quotidien proche, à la ville grise et obtuse. Dans L’hypothèse du tableau volé (1978), une vue initiale sur le haut mur d’une impasse du 16e arrondissement fait signe que le huis clos caractérisant le reste du film s’étend peut-être à toute la ville – tandis que les tableaux ponctuant le film, et dont les compositions sont analysées et mises en rapport par son protagoniste-narrateur, tissent un autre espace par-dessus cet enfermement, un autre territoire par-dessus la ville, à la manière des conversations de Dialogues d’exilés.

Paris, lieu d’exil, devient-il une métaphore du pays quitté ? De nombreux spectateurs chiliens, par exemple, ont vu dans le récit de Comédie de l’innocence une fable sur les enfants enlevés par la dictature de Pinochet, interprétation que Ruiz n’a jamais démentie. Mais les métaphores se creusent de dérives supplémentaires qui ne permettent pas de les clore sur de simples équivalences. Au gré des rêves et des rues qui s’escamotent ou s’échangent, Paris s’ouvre sur de nouveaux territoires dont on ne revient pas toujours. Si l’enfant de Comédie de l’innocence retourne vers sa mère, le projectionniste de La chouette aveugle, malgré ses plaintes, ne retrouve pas Belleville : une faille l’a avalé, il s’est échappé, comme si l’ailleurs faisait réellement partie de l’ici.


Paris pirate
Une faille, un trou, un monde dissimulé dans un recoin de la ville, tout comme, à l’inverse, pli dans le pli, le protagoniste de Trois vies et une seule mort voit sous une table de sa cuisine apparaître "des touts petits Parisiens", de minuscules passants qui s’agitent en accéléré. Est-ce que, de la même façon, Paris pourrait être une miniature du Chili pour le cinéaste exilé ? Certainement pas : Ruiz ne décrit ni des nostalgies individuelles régressives, ni des communautés nationales refermées sur leurs images. Paris est bien "le lointain rêvé", l’accueil de toutes les images ou leur point de départ. Le toit de la baleine (1982), film censé se dérouler en Patagonie, a été tourné en Hollande. Les scènes chinoises des Trois couronnes du matelot (1983) ont été tournées à Paris, suivant la même logique bricoleuse qui doit faire de tout lieu nouveau une richesse absolue de lieux à venir.

Toujours en 1983, Ruiz réalise La ville des pirates (dont le scénario et les décors ne font aucune allusion à Paris), juste après une mystérieuse commande intitulée La ville de Paris (1983), que nous n’avons malheureusement pas vue – mais la simple juxtaposition des titres dans la filmographie et leurs franches assonances suffisent à les mettre en miroir. Paris serait aussi une "ville des pirates" selon au moins trois sens.

Généalogies d'un crime
D’abord parce que Ruiz a souvent tenté de ramener un imaginaire maritime dans la ville, essentiellement par la forte présence conférée à la Seine, cadrée dans L’éveillé du pont de l’Alma comme un bord d’océan, ou dont les eaux semblent communiquer progressivement à quelques plans déformés de Comédie de l’innocence leur qualité fluente. Ensuite parce que Paris est, suivant les métaphores déjà employées plus haut, une ville qui se saborde de trottoir à trottoir, qui change radicalement d’un immeuble et d’un quartier à l’autre, jusqu’aux complots et guerres de sociétés secrètes de Généalogies d’un crime (1997), où l’on s’insulte depuis les tables, aux terrasses des cafés, comme depuis des îles séparées. La ville doit répondre à ce que Ruiz nomme "la structure en archipel de la réalité " : refus de la centralité, disjonctions ou associations libres des événements, brusques zones de "concentration d’énergie". Enfin parce que, sur un mode surréaliste et ludique, la ville n’est à la fois qu’un relais, un lieu de passage, et rien moins qu’une mise en abyme du monde entier.

C’est l’idée développée par le court métrage Le jeu de l’oie (1980), dont le protagoniste, victime d’un "cauchemar didactique", est un pion dans un jeu de l’oie aux échelles variables, qui prend Paris comme plateau, puis la France, la Terre, l’univers... Il parcourt d’abord la ville-labyrinthe qui ne raccorde plus qu’en ruelles étroites et cours d’immeubles, où il croise un aveugle avec qui il évoque la possibilité de se repérer par des "cartes sonores" associant à certains parcours la continuité de mélodies célèbres. Puis il se retrouve soudain sur les toits de Saint-Sulpice, avant de s’envoler pour d’autres visions du territoire. Sautant de case en case, ce pirate existentiel n’a fait que passer, entraîné par son destin d’exil : "Le joueur doit se déplacer lui-même et se rendre, par des moyens convenables, aux différents lieux assignés par le sort".


Châteaux et jardins
Trois vies et une seule mort
La manière dont la ville du Jeu de l’oie est très schématiquement polarisée, entre le tâtonnement aveugle dans les ruelles et le panorama dégagé depuis les toits, donne une bonne image du Paris de Ruiz. Mais c’est L'éveillé du pont de l'Alma qui a offert la vision la plus tranchante de cette opposition. Des grands vents et des ciels immenses y dominent une Seine large et agitée, le long de laquelle agissent des personnages qui vivent reclus dans des appartements-cavernes où se projettent des lumières fantasmatiques.

A la manière du salon qui s’expanse et se reconfigure à vue dans Trois vies et une seule mort, la ville est ainsi prise dans un rythme de compressions et dilatations qui la fait hésiter entre deux modèles bien exposés dans le court métrage Les divisions de la nature (1978), essai documentaire sur Chambord où le château est successivement désigné comme miniature d’une ville labyrinthique et, par des jeux de reflets dans un bassin, comme "château dans le ciel". Quoi qu’il en soit de ces deux modèles, ils soutiennent la même idée d’une "structure en archipel" et d’un "exil intérieur".

Le Paris de Ruiz n’est pas fonctionnel, rares sont les personnages qu’on y voit au travail - ils y passent plutôt pour trouver l’ailleurs, quelque part entre les monuments qui s’y dressent comme des images d’Epinal. C’est là encore L’éveillé du pont de l’Alma qui réussit la mise en scène la plus limpide de ce principe de balade entre les clichés, avec sa tour Eiffel constamment miniaturisée en fond de champ et qui semble posée sur une ligne d’horizon, à la fois familière et étrangère, comme les bibelots sur les étagères de Trois vies et une seule mort ou de Généalogies d’un crime.

Le temps retrouvé
Les parcs publics du Temps retrouvé et de Comédie de l’innocence offrent alors le modèle qui vient compléter celui du château, de même que Querelle de jardins (1982), sur le parc de Bagatelle, venait former un diptyque avec Les divisions de la nature. Jardins où l’on converse toujours, où l’on se perd parfois, où les images s’éloignent ou se superposent, où la ville présente tout autour se resserre, là, en un grand entrecroisement d’êtres, d’objets et de paysages qui, comme le dit le protagoniste de Trois vies et une seule mort, "jouent à ne pas se reconnaître".


Filmographie
Le temps retrouvé
de Raoul Ruiz
avec Isabelle Huppert et Jeanne Balibar
fiction, 2000, couleur, 1h42min
de Raoul Ruiz
avec Marcello Mazzarella
fiction, 1999, couleur, 2h55min
de Raoul Ruiz
avec Catherine Deneuve
fiction, 1996, couleur, 1h53min
de Raoul Ruiz
avec Marcello Mastroianni
fiction, 1995, couleur, 2h03min
de Raoul Ruiz
avec Michael Lonsdale
fiction, 1985, couleur, 1h13min
Bibliographie
"Raoul Ruiz", Dominique Bax et Cyril Béghin, in Théâtres au cinéma, n°14, Magic Cinema, 2003
Raoul Ruiz, Christine Buci-Gluksmann et Fabrice Revault d'Allones, Dis Voir, 1987
En écho
Sur le site du Forum des images
Paris imaginaire

 

Paris latino

 

Sur internet
Le cinéma de Raoul Ruiz : www.lecinemaderaoulruiz.com
Un site entièrement consacré à l'oeuvre cinématographique de Raoul Ruiz ainsi qu'à ses travaux théoriques.

Cyril Béghin
Cyril Béghin est chercheur à l'Université Paris III et rédacteur dans diverses revues, notamment aux Cahiers du cinéma.
14 avril 2008
mise à jour 1 décembre 2008

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