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Île de France

Mairie de Paris

 

Parcours
Le Doulos
par Francis Marmande
P81

collection Paris Île-de-France
Grand amateur de films noirs, Jean-Pierre Melville a tourné de nombreux polars dans un Paris fantomatique et stylisé. En 1962, il réalise Le Doulos, avec Serge Reggiani et Jean-Paul Belmondo. Ecrivain et chroniqueur aux Cahiers du cinéma, Francis Marmande nous fait partager son coup de cœur pour ce film qui nous plonge dans l'ambiance nocturne du "milieu" parisien. Le mensonge traité comme une tragédie grecque.



Le Doulos, on ne comprend pas, on s'y habitue
Instants que m'a laissés Le Doulos :

le rythme du pas de Reggiani, synchrone avec la musique (jazz pré-genérique) ; la stupeur voûtée de René Lefèvre (le recéleur) : il se retourne, regard de qui sait qu'il est déjà mort ; le "doulos" tué comme le Yiyo à Comenar Viejo : Belmondo-Silien tué par un taureau déjà mort (Carl Studer). L'incroyable sortie du tripot en haut de l'escalier : quatre truands d'une élégance rare, dont Piccoli et Jacques de Léon, dansent dans un ballet muet qui préfigure Pina Bausch. Voir comme ils descendent. Voir ce qu'en ferait un télé-film ou une grosse production aujourd'hui ; l'orchestre dans le flou (j'enrage de ne pas les reconnaître : Benny Waters ?) jouant un Take Five récrit dans l'esprit de Benny Golson ; le zoom arrière sur le Sacré-Cœur : Jean-Pierre Melville quitte le folklore polar, l'argot et le roman prétexte de Pierre Lesou.

Ceci encore :

le pont de fer ; les noirs et blancs ; les ombres ; la plus belle scène d'amour du cinéma (Silien et Fabienne dans la boîte du patron) : cette scène semble à la source de Pierrot le fou ; Charles Bitsch et Volker Schloendorff sont assistants à la mise en scène (pourquoi aimé-je ça ?) ; ces hommes sanglés dans des imperméables, avec chapeau ( "doulos"), qui, à contre-jour, se ressemblent, se confondent, y laissent leur peau (Belmondo et Reggiani) ; les doigts de voleur de ce dernier fouillant dans un tiroir ; quelqu'un qui court ; le plan de neuf minutes trente avec un mur entier en miroir (commissariat mimé de Mamoulian) ; le club des Argonautes, 122, rue de Provence ; la fausseté ; le côté méthodique de Silien (cruel bondage de Thérèse) ; la drôlerie des mots qui ne fait jamais rire ( "J'aime pas les trucs simples") ; le docteur chargé d'extraire clandestinement les balles (Christian Lude, seul moment d'humanité du film : j'en ai connu un dans ma vie, drôle de zèbre) : le docteur est vétérinaire (le mien était psychiatre) ; les moments de vérité où ça joue faux (Aimé de March) ; le côté Port-Royal de la mise en scène ; l'incertitude du sens.

Comme la physique quantique : Le Doulos, on ne comprend pas, on s'y habitue. On fait avec. "Salut les hommes et tant pis si je me trompe" (Reggiani entrant dans sa cellule). Une fois, avec la plus grande franchise, on voit Silien mentir à l'écran : c'est la scène de persuasion de Fabienne. C'est tout ce qu'on sait sur le mensonge. Il a ce pouvoir et celui de faire mentir. Cela suffit.


Saint-Lazare, 16 mars 1963
Il y a des films qui savent le secret de votre vie. Vous le savez instantanément, mais vous ne savez pas ce qu'ils savent. Le Doulos est ce film-là. Il ne l'est pas pour vous. Je vois Le Doulos pour la première fois de ma vie le samedi 16 mars 1963 au Cinéac Saint-Lazare, à la séance de 14h. Le ciel de la rue du Havre est gris perlé, petit quatorze degrés de mars dans l'après-midi, le samedi le quartier Saint-Lazare est calme. Au bout de la rue de l'Isly, le chapelier a installé dans sa vitrine, pour la sortie du film, une grande photo de Belmondo. À côté, une armurerie : pourquoi tant d'armureries autour des gares ? J'ai dix-huit ans.

Ces derniers mois, sachant que je devais écrire ce texte, j'ai regardé sept fois Le Doulos sur mon portable. J'étais à Kyoto. Le Doulos, je l'ai vu quarante-sept fois en salle, je peux dire les dates et les rencontres et les correspondances. J'aime le voir en salle : on n'y est pas seul et on entend la logique de la lumière (expression d'Hitchcock qu'il n'aimait pas des masses, d'ailleurs). Vu seul, Le Doulos rend trop triste (Le samouraï glace l'âme). Est-ce le meilleur film de Melville ? Je ne crois pas, et je vais vous dire, je m'en fous un peu. Position purement politique. Le Doulos est mon film préféré. La question de la préférence est celle de l'amour, de la conviction et du doute. Donc, celle de l'injustice et de la mort.


Silien ne dit pas Sali…
Je relis le petit Cinéma d'aujourd'hui chez Seghers consacré à Melville (Jean Wagner, 1963). Le Doulos vient du temps où l'on résumait les films à la sortie : sur le trottoir, au Beach bar, en famille, au Chinois… C'était exaspérant. Les gens se rassuraient sur ce qu'ils avaient cru voir ensemble. Il y avait des champions du monde, d'intarissables résumeurs, d'insupportables extra-diégétiques. Ils ne parlaient jamais du film de cinéma, ils résumaient des salades, plaquaient des chronologies, de la causalité à perte de vue, de l'amour à en revendre, barbouillaient de psychololo, s'y perdaient, s'engueulaient jusqu'au matin.

Jean Wagner dit qu'il ne va pas résumer, car c'est impossible, puis il résume. En effet, c'était impossible. Il cite Silien-Belmondo. Silien, interrogé par les flics, leur extorque en douce tout ce qu'ils savent et lance (presque à la cantonade), je cite Wagner : "Sali était mon ami. Et moi, je laisse tout tomber. Je vais vivre ailleurs, etc."

Or, tout est là, dans le film, Silien ne dit pas Sali. Il dit le "commissaire Salignari", ou "Salignari". Jamais "Sali". Les flics (Desailly, Marcel Cuvelier, Jack Leonard) nomment familièrement Salignari "Sali". Belmondo reprend Desailly sur ce point ( "- Tu étais très ami avec Sali". Silien : "Salignari !". Clain-Desailly : "Salignari… Vous étiez amis, tous les deux."). Voilà : tout se joue dans ce micro-détail. Tout se joue dans cette reprise qui précède l'interrogatoire de Silien : le plan (là, Wagner est précis) "de neuf minutes et demie où Desailly-Clain se déplace dans le bureau d'une P. J. plus new yorkaise que parisienne avec tout un mur en glace, la caméra travellinguant dans tous les sens, n'a encore jamais été fait avant."


Tout se joue dans cet entre-deux
Si le film est irracontable, (comme The Big Sleep), c'est parce que tout se joue dans ce creux, dans cet entre-deux, dans le sens évanoui de sa toile : entre celui qui dit Salignari et ceux qui disent Sali (aussi décourageants que ces braves types, souvent adultes, qui se sont mis à nommer leurs collègues par les prénoms). Entre le roman "série noire" de Pierre Lesou et le film de cinéma de Melville. Entre Montmartre et la banlieue. Entre l'argot très "Touchez pas au grisbi" et la langue classique, nue, ironique de Melville. Entre les décors de Mamoulian dans City Streets, et leur reproduction rue Jenner, chez Melville. Entre les bistrots parisiens et les bars "très 2e Avenue" du Doulos. Entre le blues pianoté par Jacques Loussier (bande-son) et le pianiste noir dont on voit le haut du corps à l'image. Entre les clubs et tripots de l'époque, et le Cotton Club où Silien vient rencontrer Fabienne. Entre leur passé que l'on devine et ce qui va suivre : on ne recommence pas une histoire d'amour. Entre Hawks et le tic de Reggiani avec les pièces de monnaie (son chapelet, comme pour Paul Muni). Entre Hawks ou John Houston, et Silien flattant le col d'un cheval. Entre les vérités successives, incompatibles, qui forcent la fascination, et l'intrigue. Entre la brutalité et la froideur doucereuse. Entre le nom du commissaire Clain et le son de ce nom à l'écran. Entre Le Doulos et les films à venir, à commencer par L'aîné des Ferchaux. En 1963, Melville n'est pas Melville. On le sent dans tous les commentaires d'époque.

Il y a du jeu entre le jeu de Reggiani, épuisé (il a encore alors la réputation de porter malheur aux tournages), et celui de Belmondo, fin, maîtrisé, dont pourtant Melville n'était pas "tellement satisfait : il est certes bon, mais il aurait pu être tellement meilleur." Cette réserve sidérante du metteur en scène dit le sérieux de l'époque : quand on sait qu'il est en train de préparer L'aîné des Ferchaux avec le même Belmondo, quand on compare avec le ton d'euphorie marketing qui préside à toute sortie de film aujourd'hui, on voit entre quoi et quoi se perd le cinéma.


"Il faut choisir, mentir… ou mourir."
Ce film de raccord (Melville missionné par Georges de Beauregard pour lui sauver la mise) est fait avec une hâte scrupuleuse. Les choses sont simples. Longtemps, j'ai cru aux vérités successives du film. Ensuite, je l'ai considéré comme "indécidable". Il me semble maintenant que ce dont je ne me décolle pas, c'est son tragique philosophe. Le mensonge, c'est la vérité du menteur. La vérité ne peut pas se dire toute. Tout dire, à quelque point qu'en frémissent les hommes. Lacan, Sade, plus Genet pour la trahison : des vérités successives qu'on peut appeler des mensonges, on ne sort que mort. "Il faut choisir, mentir… ou mourir". Melville ajoute à Céline les points de suspension et coupe la fin ( "moi, je ne veux pas mourir…"). Le seul intérêt du DVD, aujourd'hui, c'est qu'on peut confronter la bande-annonce de l'époque et le film. La bande-annonce de l'époque est sentencieuse, univoque, prescriptive. Elle indique le sens unique du film. Le film en est le démenti. Après coup, les images de la bande-annonce, saisissantes, semblent venues d'un autre film, sans rapport avec cette voix solennelle qui la porte. Tout est là.


Filmographie sélective
Le Doulos
de Jean-Pierre Melville
avec Jean-Paul Belmondo
1962, 1h44min
de Jean-Pierre Melville
1962, 2min19s
"Le Doulos" de Jean-Pierre Melville, Analysé par Bamchade Pourvali, série Cours de cinéma à l'INHA
réalisation Forum des images
retransmission, 2007, couleur, 53min
Et aussi...
de Jacques Becker
avec Jean Gabin
1953, 1h32min
de Jean-Luc Godard
1965, 1h45min
de Jean-Pierre Melville
1967, 1h40min
Bibliographie
Le Doulos, Pierre Lesou, Gallimard, 1957
Cinéma d'aujourd'hui, Jean Wagner, Seghers, 1963
En écho
Sur le site du Forum des images
Le Paris de Jean-Pierre Melville, par Franck Garbarz

 

Serge Reggiani

 

Films policiers

 

Francis Marmande
Professeur de littérature à l'université Paris VII et écrivain, Francis Marmande a notamment publié Rocio (Verdier, 2003), La police des caractères (Descartes et Cie, 2001) et La housse partie (Fourbis, 1997). Il est également chroniqueur au Monde et aux Cahiers du cinéma.
octobre 2004

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