Parcours
Grand amateur de films noirs, Jean-Pierre Melville a tourné de nombreux polars dans un Paris fantomatique et stylisé. En 1962,
il réalise Le Doulos, avec Serge Reggiani et Jean-Paul Belmondo. Ecrivain et chroniqueur aux Cahiers du cinéma, Francis Marmande nous fait partager son coup de cœur pour ce film qui nous plonge dans l'ambiance nocturne du "milieu" parisien. Le mensonge traité comme une tragédie grecque.
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Instants que m'a laissés Le Doulos :
le rythme du pas de Reggiani, synchrone avec la musique (jazz pré-genérique) ; la stupeur voûtée de René Lefèvre (le recéleur)
: il se retourne, regard de qui sait qu'il est déjà mort ; le "doulos" tué comme le Yiyo à Comenar Viejo : Belmondo-Silien tué par un taureau déjà mort (Carl Studer). L'incroyable sortie du tripot
en haut de l'escalier : quatre truands d'une élégance rare, dont Piccoli et Jacques de Léon, dansent dans un ballet muet qui
préfigure Pina Bausch. Voir comme ils descendent. Voir ce qu'en ferait un télé-film ou une grosse production aujourd'hui ;
l'orchestre dans le flou (j'enrage de ne pas les reconnaître : Benny Waters ?) jouant un Take Five récrit dans l'esprit de Benny Golson ; le zoom arrière sur le Sacré-Cœur : Jean-Pierre Melville quitte le folklore polar,
l'argot et le roman prétexte de Pierre Lesou.
Ceci encore : le pont de fer ; les noirs et blancs ; les ombres ; la plus belle scène d'amour du cinéma (Silien et Fabienne dans la boîte
du patron) : cette scène semble à la source de Pierrot le fou ; Charles Bitsch et Volker Schloendorff sont assistants à la mise en scène (pourquoi aimé-je ça ?) ; ces hommes sanglés dans
des imperméables, avec chapeau ( "doulos"), qui, à contre-jour, se ressemblent, se confondent, y laissent leur peau (Belmondo et Reggiani) ; les doigts de voleur de
ce dernier fouillant dans un tiroir ; quelqu'un qui court ; le plan de neuf minutes trente avec un mur entier en miroir (commissariat
mimé de Mamoulian) ; le club des Argonautes, 122, rue de Provence ; la fausseté ; le côté méthodique de Silien (cruel bondage
de Thérèse) ; la drôlerie des mots qui ne fait jamais rire ( "J'aime pas les trucs simples") ; le docteur chargé d'extraire clandestinement les balles (Christian Lude, seul moment d'humanité du film : j'en ai connu
un dans ma vie, drôle de zèbre) : le docteur est vétérinaire (le mien était psychiatre) ; les moments de vérité où ça joue
faux (Aimé de March) ; le côté Port-Royal de la mise en scène ; l'incertitude du sens.
Comme la physique quantique : Le Doulos, on ne comprend pas, on s'y habitue. On fait avec. "Salut les hommes et tant pis si je me trompe" (Reggiani entrant dans sa cellule). Une fois, avec la plus grande franchise, on voit Silien mentir à l'écran : c'est la scène
de persuasion de Fabienne. C'est tout ce qu'on sait sur le mensonge. Il a ce pouvoir et celui de faire mentir. Cela suffit.
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Il y a des films qui savent le secret de votre vie. Vous le savez instantanément, mais vous ne savez pas ce qu'ils savent.
Le Doulos est ce film-là. Il ne l'est pas pour vous. Je vois Le Doulos pour la première fois de ma vie le samedi 16 mars 1963 au Cinéac Saint-Lazare, à la séance de 14h. Le ciel de la rue du Havre
est gris perlé, petit quatorze degrés de mars dans l'après-midi, le samedi le quartier Saint-Lazare est calme. Au bout de
la rue de l'Isly, le chapelier a installé dans sa vitrine, pour la sortie du film, une grande photo de Belmondo. À côté, une
armurerie : pourquoi tant d'armureries autour des gares ? J'ai dix-huit ans.
Ces derniers mois, sachant que je devais écrire ce texte, j'ai regardé sept fois Le Doulos sur mon portable. J'étais à Kyoto. Le Doulos, je l'ai vu quarante-sept fois en salle, je peux dire les dates et les rencontres et les correspondances. J'aime le voir
en salle : on n'y est pas seul et on entend la logique de la lumière (expression d'Hitchcock qu'il n'aimait pas des masses,
d'ailleurs). Vu seul, Le Doulos rend trop triste (Le samouraï glace l'âme). Est-ce le meilleur film de Melville ? Je ne crois pas, et je vais vous dire, je m'en fous un peu. Position
purement politique. Le Doulos est mon film préféré. La question de la préférence est celle de l'amour, de la conviction et du doute. Donc, celle de l'injustice
et de la mort.
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Je relis le petit Cinéma d'aujourd'hui chez Seghers consacré à Melville (Jean Wagner, 1963). Le Doulos vient du temps où l'on résumait les films à la sortie : sur le trottoir, au Beach bar, en famille, au Chinois… C'était exaspérant.
Les gens se rassuraient sur ce qu'ils avaient cru voir ensemble. Il y avait des champions du monde, d'intarissables résumeurs,
d'insupportables extra-diégétiques. Ils ne parlaient jamais du film de cinéma, ils résumaient des salades, plaquaient des
chronologies, de la causalité à perte de vue, de l'amour à en revendre, barbouillaient de psychololo, s'y perdaient, s'engueulaient
jusqu'au matin.
Jean Wagner dit qu'il ne va pas résumer, car c'est impossible, puis il résume. En effet, c'était impossible. Il cite Silien-Belmondo.
Silien, interrogé par les flics, leur extorque en douce tout ce qu'ils savent et lance (presque à la cantonade), je cite Wagner
: "Sali était mon ami. Et moi, je laisse tout tomber. Je vais vivre ailleurs, etc."
Or, tout est là, dans le film, Silien ne dit pas Sali. Il dit le "commissaire Salignari", ou "Salignari". Jamais "Sali". Les flics (Desailly, Marcel Cuvelier, Jack Leonard) nomment familièrement Salignari "Sali". Belmondo reprend Desailly sur ce point ( "- Tu étais très ami avec Sali". Silien : "Salignari !". Clain-Desailly : "Salignari… Vous étiez amis, tous les deux."). Voilà : tout se joue dans ce micro-détail. Tout se joue dans cette reprise qui précède l'interrogatoire de Silien : le
plan (là, Wagner est précis) "de neuf minutes et demie où Desailly-Clain se déplace dans le bureau d'une P. J. plus new yorkaise que parisienne avec tout un mur en glace, la caméra travellinguant dans tous les sens, n'a encore jamais été fait avant."
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Ce film de raccord (Melville missionné par Georges de Beauregard pour lui sauver la mise) est fait avec une hâte scrupuleuse.
Les choses sont simples. Longtemps, j'ai cru aux vérités successives du film. Ensuite, je l'ai considéré comme "indécidable". Il me semble maintenant que ce dont je ne me décolle pas, c'est son tragique philosophe. Le mensonge, c'est la vérité du
menteur. La vérité ne peut pas se dire toute. Tout dire, à quelque point qu'en frémissent les hommes. Lacan, Sade, plus Genet
pour la trahison : des vérités successives qu'on peut appeler des mensonges, on ne sort que mort. "Il faut choisir, mentir… ou mourir". Melville ajoute à Céline les points de suspension et coupe la fin ( "moi, je ne veux pas mourir…"). Le seul intérêt du DVD, aujourd'hui, c'est qu'on peut confronter la bande-annonce de l'époque et le film. La bande-annonce
de l'époque est sentencieuse, univoque, prescriptive. Elle indique le sens unique du film. Le film en est le démenti. Après
coup, les images de la bande-annonce, saisissantes, semblent venues d'un autre film, sans rapport avec cette voix solennelle
qui la porte. Tout est là.
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"Le Doulos" de Jean-Pierre Melville, Analysé par Bamchade Pourvali, série Cours de cinéma à l'INHA
réalisation Forum des images
retransmission, 2007, couleur, 53min
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Le Doulos, Pierre Lesou, Gallimard, 1957
Cinéma d'aujourd'hui, Jean Wagner, Seghers, 1963
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Le Paris de Jean-Pierre Melville, par Franck Garbarz | |||||||
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Serge Reggiani | |||||||
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Films policiers | |||||||
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Francis Marmande
Professeur de littérature à l'université Paris VII et écrivain, Francis Marmande a notamment publié Rocio (Verdier, 2003), La police des caractères (Descartes et Cie, 2001) et La housse partie (Fourbis, 1997). Il est également chroniqueur au Monde et aux Cahiers du cinéma.
octobre 2004
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