Parcours
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par Noël Herpe
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P72 | |||||
French Cancan de Jean Renoir
collection Paris Île-de-France
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Cette époque où tous les subterfuges sont bons pour faire voir un Paris insouciant, toujours en mouvement alors que la caméra
est censée demeurer fixe, est aussi celle qui précède l'horreur de la Grande Guerre. Noël Herpe ressuscite pour nous ce paradis
perdu et revient sur ses diverses représentations au cours du XXe siècle.
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Dans son joli livre de souvenirs Cinéma 1900, René Jeanne feint d'écarter le cliché de la "Belle Epoque" pour mieux le reconduire, et singulièrement pour l'associer aux premiers temps du cinéma : "[…] la vie n'était-elle pas plus agréable quand elle pouvait se nuancer d'insouciance, […] quand on pouvait se reporter en
pensée quelques années en arrière sans se heurter à quelque souvenir avilissant pour la condition humaine. […] C'est tout
cela qui faisait que les Parisiens, qui ont toujours eu beaucoup de goût pour les spectacles qu'ils peuvent s'offrir sans
bourse délier : parades militaires, obsèques pompeuses, cortèges du Bœuf gras et de la Mi-Carême avec leurs reines des reines
haut gantées de blanc et leurs mousquetaires, illuminations et feux d'artifices, "se tordaient" aux projections cinématographiques
gratuites que Méliès leur offrait sur l'écran en plein air du 9 boulevard Montmartre".
C'est tout cela aussi que montraient les premières prises de vues - par un curieux effet de miroir qui fait du cinématographe
un reflet des curiosités parisiennes, en même temps qu'un objet de ces curiosités : lorsque les opérateurs Lumière "montent" à Paris, c'est pour y filmer les attractions du jardin d'acclimatation ou de l'Exposition universelle de 1900 (celle-là même
qui se repaît des derniers prodiges de l'écran : maréorama, cinéorama, phono-cinéma-théâtre, etc.). Il n'est d'ailleurs pas
rare que les spectateurs se regardent regardant, par exemple ces "exercices de lances" des Pompiers de Paris (1901-05) où les badauds des Tuileries semblent envahir le cadre de L'arroseur arrosé… (Lumière, 1953)
Ascension de la tour Eiffel, trottoir roulant, glissade le long des pavillons exotiques ou du Vieux Paris (1900) reconstruit par Robida : tous les subterfuges sont bons pour faire voir un Paris en mouvement, alors que la caméra
est censée demeurer fixe. Et c'est un même principe de mouvement perpétuel (et artificiel) qui préside aux innombrables "films-poursuite" dont la vogue va s'étendre entre 1905 et 1910, de Pathé à Gaumont : cela donne chez Roméo Bosetti L'agent a le bras long (1909), où un policier-Asmodée s'introduit dans la cheminée d'un voleur par le truchement d'une manche postiche (préfiguration
du "boa constrictor" de Fantômas,1913-14) ; ou bien Le tic (1908), où des provinciaux en goguette sont poursuivis par une meute toujours grossissante, parce que Madame a la manie bien
involontaire de faire de l'œil. Cela donne chez Jean Durand Onésime horloger (1912), où la course s'effectue cette fois contre la montre, via un temps accéléré qui fait grandir les bébés à l'instant
où leurs parents viennent de se rencontrer… On songe déjà au Paris qui dort (1923) de René Clair, et surtout au compte à rebours qui menace la cité d'un prochain arrêt sur image.
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C'est tout le contraire qui survient chez Louis Feuillade : fort de l'expérience "réaliste" qui a fait tout le sel de ses bandes comiques pour Gaumont (La Bous Bous Mie, 1909 ; Bébé apache, 1910 ; Bout de Zan vole un éléphant, 1913), il dissémine le secret dans un Paris quotidien, d'autant plus redoutable qu'il est banal : fûts des quais de Bercy,
métro aérien de Barbès-Rochechouart dans Fantômas (1913-14), solitude des "fortifs" ou saturation des lieux de plaisir dans Les vampires (1915)… L'horreur est partout et nulle part, elle s'incarne dans un Paris à la fois insistant et indéchiffrable.
S'il partage avec Feuillade le goût des extérieurs (volontiers filmés depuis le clair-obscur d'un vestibule ou d'une porte
vitrée), l'autre cinéaste-vedette de Gaumont, Léonce Perret, suit une courbe plus sinueuse. Qu'il se mette en abyme dans son
propre rôle de cinéaste séducteur (Léonce cinématographiste, 1913) ou réinvente le suspense mélodramatique (L'enfant de Paris, 1913), c'est toujours avec un goût marqué du trompe-l'œil, de l'image dans le tapis, de la référence à décrypter : telle
séquence où le père vient chercher son Enfant de Paris, dans l'aube brumeuse de l'île Saint-Louis, semble évoquer un symbolisme "fin-de-siècle" proche de Gustave Moreau. Par la brèche ainsi entr'ouverte, c'est une longue tradition du mélo naturaliste qui resurgit (et
avec elle tout un cortège d'orphelins, de foyers dispersés et de pères absents qui renvoie à une déréliction morale bien présente)
: elle est illustrée par René Leprince et Ferdinand Zecca (La lutte pour la vie, 1914) et mieux encore par André Antoine (Le coupable, 1917), qui à partir d'un drame de prétoire explore les coulisses de la grande scène parisienne, le décor ordinaire où survivent
tous ses petits, ses obscurs, ses sans-grade.
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C'est sur un mode un peu différent qu'il fera retour après la défaite de 1940 : avec Douce (1943), qui s'ouvre sur une tour Eiffel en chantier, Claude Autant-Lara en fait un microcosme du Paris bloqué de l'Occupation.
Et le cinéma de la IVe République s'installera dans un "gai Paris" résolument théâtral : c'est celui d'un Feydeau (Occupe-toi d'Amélie de Claude Autant-Lara en 1949, Le dindon de Claude Barma en 1952) ou autres Flers et Caillavet (Miquette et sa mère de Henri-Georges Clouzot, Le roi de Marc-Gilbert Sauvajon en 1950). C'est celui des débuts du Moulin-Rouge (French Cancan de Jean Renoir en 1954) ou du cinéma lui-même (Le silence est d'or de René Clair en 1947). Jusque dans le Paris 1900 de Nicole Védrès (1948), et sous la forme "objective" d'un montage d'archives, la ville est une scène aux cent actes divers, le lieu d'une représentation interminable (sinon,
fatalement, par les obus de la Grande Guerre). Tout se passe comme si le "Paris de la Belle Epoque" était devenu la métaphore consolante d'un autre avant-guerre, trop proche celui-là pour être représenté. C'est ce fantasme
que, dans Si Paris nous était conté (1955), démystifie l'un de ses plus glorieux revenants : Sacha Guitry. Reste à savoir si, dès le commencement de sa fin,
cette Atlantide n'avait pas anticipé, programmé, mis en scène son propre regret.
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Le Paris de René Clair, par Noël Herpe | |||||||
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Le Paris de Louis Feuillade, par Alain Masson | |||||||
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Le Paris de Jean Renoir, par Claude Gauteur | |||||||
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Paris vu par le cinéma burlesque | |||||||
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Noël Herpe
Noël Herpe enseigne l'histoire du cinéma à l'université de Caen et à l'université de Paris I. Rédacteur aux revues Positif et Vertigo, il a consacré plusieurs ouvrages à René Clair et coordonné le numéro de la revue 1895 sur Max Ophuls.
juillet 2004
mise à jour 22 novembre 2008
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