Parcours
|
par Michel Marie
|
P237 | |||||||
Gare du Nord
collection Paris Île-de-France
|
Les cinéastes de la Nouvelle Vague ont renouvelé notre perception de la capitale dans leurs premiers films. En 1964, Barbet
Schroeder prend l’initiative d’aborder directement le sujet avec son Paris vu par... six cinéastes célèbres ou moins célèbres.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|||||
A partir de 1963, après la période euphorique des débuts, c’est le reflux. Chabrol multiplie les échecs commerciaux après
Les bonnes femmes (1960) et ses vendeuses de la Bastille. L’œil du malin (8 000 spectateurs en 1962) et Ophélia (6 900 spectateurs en 1963) vont atteindre des chiffres très bas. Il doit alors accepter des films de commande à partir de
Landru (1963) et du Tigre aime la chair fraîche (1964). Après l’échec de Tirez sur le pianiste (1960), Truffaut a du mal à produire sa coproduction franco-anglaise Fahrenheit 451 (1966). Il va être plusieurs années sans tourner après Jules et Jim (1961), bien qu’il réalise entre-temps La peau douce (1964), filmé dans son propre appartement du 8e arrondissement. Godard essuie le plus gros échec de sa carrière avec Les carabiniers (2 600 entrées à Paris en trois semaines en 1963), tourné dans les terrains vagues de Rungis, avant de remonter la pente
avec Brigitte Bardot (Le mépris, 1963) dans un film tourné à Rome et à Capri, loin de Paris. Rohmer reste également inactif trois ans avant de réaliser un
petit court métrage en 16mm de quinze minutes, La boulangère de Monceau (1962) et La carrière de Suzanne (1963), ses deux premiers contes moraux. Rivette met en scène une pièce de théâtre et ne peut plus tourner. Il adapte La Religieuse de Denis Diderot sur les planches.
C’est pour cela que l’on peut considérer la production de Paris vu par Jean Douchet, Jean Rouch, Jean-Daniel Pollet, Eric Rohmer, Jean-Luc Godard et Claude Chabrol comme le manifeste de la "seconde Nouvelle Vague" : celle de la période 1964-68 marquée en 1966 par l’affaire de La Religieuse (1966-67) et se terminant par l’affaire Langlois (février 1968), la crise de la Cinémathèque deux mois avant les événements
de mai 1968 et, enfin, la réunion des États généraux du cinéma en juin 1968 à Suresnes.
Dès 1958-59, Chabrol et Truffaut sont soutenus par les sociétés qu’ils ont contribué à créer, AJYM Films pour Chabrol, Les
Films du Carrosse pour Truffaut. Godard est produit par Georges de Beauregard après le triomphe d’A bout de souffle. C’est AJYM Films, la société de Chabrol, qui a produit le premier long métrage de Rohmer, Le signe du lion.
|
|
|||||
Le cinéma "grand public" a produit régulièrement des films à sketches tout au long des années 1950, tels Les 7 péchés capitaux (version 1952, puis 1962), La Française et l’amour (1960), ou Les plus belles escroqueries du monde (1964). Ces films ont parfois associé des réalisateurs chevronnés comme René Clair (La Française et l’amour) à des auteurs de la Nouvelle Vague (Godard et Demy pour La paresse et La luxure dans Les 7 péchés capitaux).
Avec Paris vu par..., Barbet Schroeder entend revenir aux principes de base de l’esthétique de la Nouvelle Vague : des courts métrages à petit
budget, des acteurs de préférence non professionnels, des décors naturels, du son direct quand cela est possible. Il désire
également promouvoir le format 16mm considéré alors comme "non professionnel", et réservé au cinéma institutionnel ou à la télévision. La production va s’échelonner d’ailleurs tout au long de l’année
1964 par une succession de courts métrages réalisés indépendamment les uns des autres. Le générique de fin indique d’ailleurs
six visas de contrôle différents pour les six courts métrages, et non un seul visa comme pour un long métrage (de 29 795 à
30 485).
|
|
|||||
La Nouvelle Vague a toujours privilégié le choix de décors naturels, c’est-à-dire la sélection de lieux réels. C’est ici le
cas des films de Douchet, Rouch, Godard, Chabrol et Rohmer. Seul Pollet représente la rue Saint-Denis par une chambre d’hôtel
bien improbable, sans doute reconstituée en studio, avec des couleurs très arbitraires et un décor caricaturalement misérabiliste.
Douchet, Chabrol et Rouch privilégient des appartements privés : le bel appartement lumineux, restauré et bourgeois de Saint-Germain,
l’appartement très bourgeois et cossu de Chabrol avec son escalier intérieur, opposés au petit deux-pièces très exigu de la
gare du Nord pour Rouch. Seuls Rohmer et Godard choisissent l’un, un lieu public (la célèbre place de l’Étoile avec ses rues
en rayons, le petit magasin de confection et la station de métro), l’autre, deux lieux professionnels (l’atelier du sculpteur
de Montparnasse, l’atelier de carrosserie du garagiste de Levallois).
Deux des courts métrages commencent, comme La boulangère de Monceau, par une voix off qui présente en détails le quartier choisi : Saint-Germain et place de l’Étoile. Jean Douchet, admirateur
de Rohmer, s’inspire des premières minutes de La boulangère de Monceau. Rohmer reste fidèle à son mode d’exposition très didactique, accumulant les précisions géographiques, le nom des rues et
avenues, l’historique des monuments.
|
|
|||||
Le jeune modèle l’entraîne dans un très bel appartement, un duplex sous les toits qui permet d’admirer la coupole de l’Institut.
Celui-ci est meublé avec goût et raffinement. On retrouve les personnages dans les rues étroites qui entourent l’école des
Beaux-arts, mais Douchet choisit l’Académie Julian, celle que le jeune Fritz Lang fréquenta dans les années 1910, pour suivre
Catherine et le second jeune homme dans la salle de modèle, découvrant la nudité du séducteur initial.
Le Saint-Germain de Douchet est bien celui de la bohème étudiante, mais celle des héritiers fortunés, fils d’ambassadeur au
Mexique. Il offre aux spectateurs une représentation en tous points conformes aux stéréotypes visuels de la Nouvelle Vague,
le Paris du Quartier latin du Signe du lion et des Cousins.
|
|
|||||
Le plan-séquence de Rouch fonctionne comme un compte à rebours jusqu’au dernier plan, qui cadre l’inconnu de dos sur les rails,
alors que l’on entend les cris désespérés d’Odile. Ici, Rouch donne une vision très critique de l’aliénation, de l’imaginaire
exotique, des rêves d’aventures dans le Paris populaire de la petite bourgeoisie, celle qui opte pour la gare du Nord car
elle ne peut s’offrir un petit deux-pièces à Montparnasse ou à Saint-Germain, encore moins à Auteuil ou à la Muette.
|
|
|||||
La pièce comprend un lit en fer à dorures, une petite table et un réchaud à gaz pour faire la cuisine. Les couleurs des murs
sont à la fois criardes et tristes, avec des retouches de plâtre blanc. Le vert-pâle côtoie le rose-beige, les rideaux et
la nappe de plastique sont rouge-grenat. L’ambiance sonore est marquée par le son d’un vieux poste de radio et décrit un match
de foot, laisse entendre un tango et quelques slogans publicitaires. La pièce respire le froid et l’humidité, les teintes
sont celles de la moisissure, le tout étant couronné par le portrait d’un vieillard moustachu qui rit au-dessus du lit.
Tout le système Pollet est ici présent : des éléments populistes accentués jusqu’à la caricature, mais représentés par un
système formel très marqué : discontinuité du découpage, cadrages sélectifs, plongées sur les personnages, couleurs blafardes
mais saturées et, bien entendu, un dialogue fondé sur un humour noir et "pince-sans-rire" irrésistible. Le cinéaste exploite au mieux la gouaille boulevardière de Micheline Dax opposée à la timidité gauche de Léon,
le plongeur de restaurant de la rue Saint-Denis ( "Tu crois que je vais me fiche à poil par ce froid... On peut faire ça en musique... Alors, on y va !"). L’histoire de Florence et de Bécon-les-Bruyères, ou le récit des vacances à Limoges, sont d’ailleurs devenues aussi célèbres
que les meilleures répliques des Tontons flingueurs (1963) de Michel Audiard et Georges Lautner.
Placé au départ en début de film, le court métrage de Pollet fut déplacé au milieu tant il provoquait le rire des spectateurs,
et entravait la vision des courts métrages suivants.
|
|
|||||
L’image représente d’ailleurs des moments de la cérémonie commémorative du 11 novembre, ce qui permet de dater précisément
son tournage en novembre 1964. Mais le film de Rohmer abandonne très vite la perspective historique et ses "solennités" pour s’intéresser à son modeste héros, Jean Marc, "ancien coureur de 400 mètres" qui sort du métro avenue de Wagram pour aller rejoindre son travail avenue Victor Hugo, de l’autre côté de la place. Ce personnage,
guindé et impeccablement vêtu, n’est qu’un prétexte fictionnel assez arbitraire qui permet au cinéaste de donner libre cours
à sa passion pour l’urbanisme et l’analyse du parcours des piétons entre les douze avenues qui rejoignent la place. En effet,
les feux tricolores sont synchronisés pour canaliser le flux des automobiles et ne tiennent aucun compte du rythme de la marche
des passants : "Il en résulte une gêne continuelle", précise le commentaire. A partir d’une anecdote minimale (l’altercation entre Jean-Marc et un clochard alcoolique), Rohmer
développe une leçon de vie opposant les types de transports urbains et leurs contraintes. Il anticipe les débats de la politique
municipale qui vont opposer les militants écologistes partisans des piétons et des cyclistes aux inconditionnels de l’automobile.
Place de l’Étoile est donc le film le plus politique des six courts métrages rassemblés par Barbet Schroeder.
|
|
|||||
Le quartier de la Muette permet évidemment à Chabrol de jouer sur le double sens du mot. C’est celui de la rue du même nom,
un quartier riche et traditionnel du 16e arrondissement, mais il renvoie également à la surdité volontaire de l’enfant, qui
veut rester muet et ne rien entendre lorsqu’il assiste aux querelles quotidiennes de ses parents, au cours des repas de famille.
En un quart d’heure, Chabrol condense son analyse sarcastique du mode de vie bourgeois où le mari trompe son épouse avec la
bonne, aime la bonne chère et le vin rouge qu’il déguste goulument, et passe tous les repas de famille à se disputer avec
Madame. Il privilégie pour cela le regard de l’enfant et son refus d’entendre. Habiter la Muette, c’est vouloir devenir sourd.
Chabrol alterne alors les plans muets, sans aucun bruit ni paroles, et les plans sonores, très agressifs (les disputes, les
bruits de circulation).
|
|
|||||
Avec Montparnasse et Levallois, il reprend une histoire de Giraudoux qu’il avait fait raconter dans sa comédie musicale en Scope et en couleurs par Alfred
(Jean-Paul Belmondo) à son ami Emile (Jean-Claude Brialy) : une jeune femme envoie un pneumatique à deux de ses amants pour
fixer un rendez-vous le jour même, mais elle croit qu’elle a inversé les enveloppes des deux destinataires en glissant les
plis dans la boîte postale.
Godard est le seul cinéaste de l’équipe qui sélectionne deux quartiers et non un seul, comme nous l’avons précédemment indiqué.
Il choisit Montparnasse, quartier de la bohème artistique qu’il avait déjà décrit dans A bout de souffle, et lui oppose Levallois (Levallois-Perret, nous indique la plaque officielle de la ville lorsqu’y arrive Monica en courant),
une banlieue du nord-ouest encore populaire en 1964-65, de l’autre côté du boulevard périphérique, avec ses garages et ses
ateliers de réparation. L’opposition géographique et spatiale est redoublée par l’opposition professionnelle et sociale. Les
deux amants que la jeune femme va retrouver travaillent le fer. L’un est sculpteur sur métal et construit des silhouettes
féminines avec de la ferraille de récupération, tandis que le second est tout simplement carrossier en automobiles, mais grand
amateur de carrosserie de sport, dont il cite les noms des concepteurs (Farina, Nicoletti).
L’anecdote est simple, le dialogue réduit à son strict minimum. Godard réalise rapidement ce court métrage entre Une femme mariée (1964) et Alphaville (1965). Il est en pleine phase d’invention créatrice et de recherche formelle. Ici, il fait appel à Albert Maysles, l’un
des grands opérateurs américains du cinéma direct et va explorer la méthode de ce cinéma avec caméra portée et son synchrone.
Le film est un action film comme l’ action painting de Jackson Pollock.
Le sculpteur est interprété par un véritable artiste, Philippe Hiquily, sculpteur sur métal. Hiquily a obtenu le prix de la
critique à la Biennale de Paris en 1959 et va ensuite exposer régulièrement aux Etats-Unis au cours des années 1960 et suivantes.
Le carrossier est un acteur de seconde zone, Serge Davri, acteur de films commerciaux de Jean Lefèvre (Minute papillon, 1958) et Georges Lautner (La môme aux boutons, 1958), mais c’est aussi un acteur que François Truffaut avait utilisé pour sa gueule dans Tirez sur le pianiste (1961).
Il est évident que ce qui intéresse Godard, dans ce petit court métrage quasi expérimental, ce sont les bruits des objets
métalliques et des coups de marteaux que produisent les deux hommes, d’où le choix de leurs professions. Ces bruits sont les
objets sonores sur lesquels Godard entend travailler comme les deux artistes sur les formes du métal. Ils doivent surtout
recouvrir les paroles que l’enregistrement sonore en son direct doit s’efforcer de rendre inaudibles. Le résultat est réussi
au-delà des apparences en termes d’audibilité, brouillé par le mixage musical. Ces bruits réduisent à néant le discours de
la jeune femme, discours de l’embarras et de la tromperie, puisqu’elle cherche à inverser le message de ses deux pneumatiques.
Il y a également dans le film un concours de vitesse puisqu’il s’agit d’aller plus vite que les pneumatiques. Godard travaille
sur le rythme et le temps court, comme Jean Rouch dans son magistral Gare du Nord. Il joue aussi avec l’absence de son, au premier plan notamment, puis lorsque la bande devient muette, comme dans le court
métrage de Chabrol qui suit immédiatement le sien, intitulé, comme par hasard, La Muette (voir plus haut). Il joue aussi avec le thème musical de Michel Legrand, celui d’Une femme est une femme, thème qui va et vient en sourdine, entre quelques bruits violents de carrosserie et des dialogues intermittents.
Pour Godard, Montparnasse = Levallois et non Montparnasse et Levallois. Les deux vieux amants de la jeune femme sont tout aussi odieux l’un que l’autre. "Une femme est une femme", c’est à dire en 1965, pour JLG, "infâme" car duplice et infidèle.
|
|
|||||
Paris vu par six cinéastes de la Nouvelle Vague est aujourd’hui un film emblématique de son esthétique, par le choix du 16mm, le recours
aux acteurs non professionnels, l’usage du son synchrone dans quelques-uns des courts métrages. La vision des quartiers représentés
est propre à chacun des réalisateurs et les choix de Jean-Daniel Pollet ou de Claude Chabrol semblent bien éloignés de ceux
de Jean Rouch ou d’Eric Rohmer. Mais certains de ces films peuvent être considérés comme des manifestes ou des discours de
la méthode de chacun des réalisateurs. Eric Rohmer n’a jamais été aussi radical que dans Place de l’Étoile, son film le plus abstrait et le plus théorique, celui où sa conception du "cinéma, art de l’espace" apparaît avec le plus d’évidence. Jean-Daniel Pollet est allé à la limite de sa démarche ironique et parodique. Godard brouille
la piste sonore comme il ne l’a encore jamais fait dans ses films antérieurs. Gare du Nord est peut-être le chef-d’œuvre de son auteur et le film le plus exemplaire du cinéma direct, ou même de l’esthétique de la
Nouvelle Vague.
Enfin, Paris vu par... a donné lieu a deux héritiers.
|
|
|||||
Un second film plus collectif encore et même, cette fois, très international, Paris, je t’aime (2006) réunissant dix-huit courts métrages de cinq minutes sur dix-huit arrondissements de la capitale, réalisés notamment
par Joel et Ethan Coen, Nobuhiro Suwa, Olivier Assayas, Gurinder Chadha, Wes Craven et Walter Salles.
Mais le film initial de 1964, tout en illustrant une forme de quintessence de la Nouvelle Vague des années 1960, offre aux
spectateurs postérieurs, par-delà leurs anecdotes respectives et les intrigues amoureuses, une représentation des quartiers
de Paris avec ses personnages emblématiques : les séducteurs, riches et pauvres de Saint-Germain, le couple modeste des employés
de gare du Nord, la prostituée et son client de la rue Saint-Denis, le vendeur de chemises et le clochard de la place de l’Étoile,
le sculpteur et le carrossier de Montparnasse-Levallois, les parents très bourgeois, leur fils unique et leur bonne de la
Muette. Sans oublier la jeune étudiante américaine de Saint-Germain et la jeune Canadienne de Montparnasse, sans lesquelles
Paris ne serait pas Paris.
|
|
|
|||||||
Le Paris de la Nouvelle Vague, par Jean Douchet | |||||||
|
Michel Marie
Michel Marie est notamment l’auteur de La Nouvelle Vague, une école esthétique (Nathan, 1997) et Comprendre Godard, travelling avant sur A bout de souffle et Le mépris (Armand Colin, 2006).
28 septembre 2012
|
Rechercher
Pour choisir un film, taper un ou plusieurs mots (nom, thème, titre, collection, auteur...):