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Parcours
Paris vu par six cinéastes
Jean Douchet, Jean Rouch, Jean-Daniel Pollet, Eric Rohmer, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol
par Michel Marie
P237
Gare du Nord
collection Paris Île-de-France
Les cinéastes de la Nouvelle Vague ont renouvelé notre perception de la capitale dans leurs premiers films. En 1964, Barbet Schroeder prend l’initiative d’aborder directement le sujet avec son Paris vu par... six cinéastes célèbres ou moins célèbres.


Fin de la première Nouvelle Vague
Les bonnes femmes
Les premiers longs métrages de la Nouvelle Vague offrent aux spectateurs de 1959-60 une vision originale et très personnelle de la capitale parisienne. C’est le cas des 400 coups de François Truffaut, du Signe du lion d’Eric Rohmer, d’A bout de souffle de Jean-Luc Godard, de Paris nous appartient de Jacques Rivette, des Cousins et des Bonnes femmes de Claude Chabrol. Trois de ces films ont été des succès commerciaux importants : ceux de Truffaut, Godard et Chabrol. Deux autres des échecs cuisants : ceux de Rohmer et Rivette, retardant ainsi de six à huit ans la carrière de leurs auteurs. Truffaut nous montre la place Pigalle, la rue Marcadet et Montmartre, le quartier Barbès ; Rohmer le Marais, le Quartier latin, les quais de la Seine, mais aussi la banlieue de Nanterre, avant les travaux de La Défense. Chabrol montre de manière contrastée le quartier bohème des étudiants autour du Luxembourg opposé à une boutique de matériel électrique boulevard Richard-Lenoir près de la Bastille. Godard filme le quai de la Seine, Montparnasse et les Champs-Elysées. Enfin, Rivette représente des chambres de bonne dans le centre de Paris autour du Grand Palais, les toits du Châtelet, les théâtres et les immeubles des premiers arrondissements près de la Seine, rive droite.

A partir de 1963, après la période euphorique des débuts, c’est le reflux. Chabrol multiplie les échecs commerciaux après Les bonnes femmes (1960) et ses vendeuses de la Bastille. L’œil du malin (8 000 spectateurs en 1962) et Ophélia (6 900 spectateurs en 1963) vont atteindre des chiffres très bas. Il doit alors accepter des films de commande à partir de Landru (1963) et du Tigre aime la chair fraîche (1964). Après l’échec de Tirez sur le pianiste (1960), Truffaut a du mal à produire sa coproduction franco-anglaise Fahrenheit 451 (1966). Il va être plusieurs années sans tourner après Jules et Jim (1961), bien qu’il réalise entre-temps La peau douce (1964), filmé dans son propre appartement du 8e arrondissement. Godard essuie le plus gros échec de sa carrière avec Les carabiniers (2 600 entrées à Paris en trois semaines en 1963), tourné dans les terrains vagues de Rungis, avant de remonter la pente avec Brigitte Bardot (Le mépris, 1963) dans un film tourné à Rome et à Capri, loin de Paris. Rohmer reste également inactif trois ans avant de réaliser un petit court métrage en 16mm de quinze minutes, La boulangère de Monceau (1962) et La carrière de Suzanne (1963), ses deux premiers contes moraux. Rivette met en scène une pièce de théâtre et ne peut plus tourner. Il adapte La Religieuse de Denis Diderot sur les planches.

La Collectionneuse
On peut donc considérer l’année 1963 comme la fin d’une étape, celle de la "première Nouvelle Vague" qui n’a duré que quatre à cinq années. Mais cette durée est fréquente dans la production cinématographique qui fonctionne par cycles courts et succession rapide de succès et d’échecs. A partir de 1963-64, après l’analyse des causes des échecs de Chabrol, de Rohmer et Rivette, de Truffaut aussi dans une certaine mesure, un nouveau cycle commence avec la création des Films du Losange et la réalisation de La Religieuse (1966), puis de La collectionneuse (1967). Ceux-ci entraînent le redémarrage des carrières de Rivette et Rohmer.

C’est pour cela que l’on peut considérer la production de Paris vu par Jean Douchet, Jean Rouch, Jean-Daniel Pollet, Eric Rohmer, Jean-Luc Godard et Claude Chabrol comme le manifeste de la "seconde Nouvelle Vague" : celle de la période 1964-68 marquée en 1966 par l’affaire de La Religieuse (1966-67) et se terminant par l’affaire Langlois (février 1968), la crise de la Cinémathèque deux mois avant les événements de mai 1968 et, enfin, la réunion des États généraux du cinéma en juin 1968 à Suresnes.

Dès 1958-59, Chabrol et Truffaut sont soutenus par les sociétés qu’ils ont contribué à créer, AJYM Films pour Chabrol, Les Films du Carrosse pour Truffaut. Godard est produit par Georges de Beauregard après le triomphe d’A bout de souffle. C’est AJYM Films, la société de Chabrol, qui a produit le premier long métrage de Rohmer, Le signe du lion.


Le second manifeste de 1964
La carrière de Suzanne
Rohmer comprend qu’il ne peut être un cinéaste libre qu’en créant une nouvelle société, ce qu’il va faire avec le jeune Barbet Schroeder. Cette société s’appelle «Les Films du Losange». Paris vu par... est le premier long métrage de cette nouvelle société de production, réunion de six courts métrages de quinze à seize minutes chacun. Le film rassemble Chabrol, Godard, Rohmer, le trio fondateur de la Nouvelle Vague avec Truffaut et Rivette. Ces deux derniers sont absents du projet, en raison du conflit qui a opposé Rohmer à Rivette, soutenu par Truffaut en 1962 au sein de la rédaction des Cahiers du cinéma. Conflit qui s’est soldé par l’éviction d’Eric Rohmer suivi de Jean Douchet. S’ajoutent au trio Godard-Rohmer-Chabrol, le vétéran Jean Rouch, grand défenseur du 16mm et du cinéma direct, le marginal Jean-Daniel Pollet, à la limite du cinéma expérimental, enfin le critique Jean Douchet. Avaient été pressentis Alexandre Astruc et Jacques Rozier. Le premier refuse de collaborer en raison du format choisi, le 16mm. Le second est en montage de son film Paparazzi, et donc indisponible.

Nadja à Paris
En 1962-63, Barbet Schroeder n’a que 21-22 ans (il est né à Téhéran en 1941). Il a assuré la "production" de La boulangère de Monceau et de La carrière de Suzanne réalisés par Rohmer, dont les budgets sont très faibles, proches du cinéma amateur, tournés en 16mm noir et blanc, en version muette, et avec une caméra mécanique Beaulieu. Schroeder est lui-même l’acteur principal de La boulangère. L’année suivante, les Films du Losange produisent un autre petit court métrage de treize minutes, Nadja à Paris, réalisé par Rohmer à la Cité universitaire du boulevard Jourdan. "J’occupais tous les postes sur les premiers contes moraux : producteur, assistant, électricien, comptable. J’étais très bon pour les doublages puisque les premiers films n’ont pas été tournés en son direct." (Barbet Schroeder, Autoportraits, Théâtres au cinéma, Bobigny, 2012)

Le cinéma "grand public" a produit régulièrement des films à sketches tout au long des années 1950, tels Les 7 péchés capitaux (version 1952, puis 1962), La Française et l’amour (1960), ou Les plus belles escroqueries du monde (1964). Ces films ont parfois associé des réalisateurs chevronnés comme René Clair (La Française et l’amour) à des auteurs de la Nouvelle Vague (Godard et Demy pour La paresse et La luxure dans Les 7 péchés capitaux).

Avec Paris vu par..., Barbet Schroeder entend revenir aux principes de base de l’esthétique de la Nouvelle Vague : des courts métrages à petit budget, des acteurs de préférence non professionnels, des décors naturels, du son direct quand cela est possible. Il désire également promouvoir le format 16mm considéré alors comme "non professionnel", et réservé au cinéma institutionnel ou à la télévision. La production va s’échelonner d’ailleurs tout au long de l’année 1964 par une succession de courts métrages réalisés indépendamment les uns des autres. Le générique de fin indique d’ailleurs six visas de contrôle différents pour les six courts métrages, et non un seul visa comme pour un long métrage (de 29 795 à 30 485).


Six visions personnelles de Paris
La boulangère de Monceau
Pour Schroeder, il ne s’agit pas d’offrir un portrait exhaustif de la capitale ou de couvrir ses principaux arrondissements. Paris est plutôt considéré comme une juxtaposition de "villages" ayant chacun leurs caractéristiques topographiques, sociales et culturelles. Il y a les quartiers bourgeois, riches, "intellectuels et artistes", ou touristiques (comme la Muette, Saint-Germain-des-Prés, Montparnasse et la place de l’Étoile), opposés aux quartiers populaires et à la banlieue périphérique, (la rue Saint-Denis, la gare du Nord, et Levallois). On voit dans ses choix que le film de Godard se distingue de ses cinq confrères car il réunit et oppose deux quartiers, et non un seul : Montparnasse et Levallois.

La Nouvelle Vague a toujours privilégié le choix de décors naturels, c’est-à-dire la sélection de lieux réels. C’est ici le cas des films de Douchet, Rouch, Godard, Chabrol et Rohmer. Seul Pollet représente la rue Saint-Denis par une chambre d’hôtel bien improbable, sans doute reconstituée en studio, avec des couleurs très arbitraires et un décor caricaturalement misérabiliste.

Douchet, Chabrol et Rouch privilégient des appartements privés : le bel appartement lumineux, restauré et bourgeois de Saint-Germain, l’appartement très bourgeois et cossu de Chabrol avec son escalier intérieur, opposés au petit deux-pièces très exigu de la gare du Nord pour Rouch. Seuls Rohmer et Godard choisissent l’un, un lieu public (la célèbre place de l’Étoile avec ses rues en rayons, le petit magasin de confection et la station de métro), l’autre, deux lieux professionnels (l’atelier du sculpteur de Montparnasse, l’atelier de carrosserie du garagiste de Levallois).

Deux des courts métrages commencent, comme La boulangère de Monceau, par une voix off qui présente en détails le quartier choisi : Saint-Germain et place de l’Étoile. Jean Douchet, admirateur de Rohmer, s’inspire des premières minutes de La boulangère de Monceau. Rohmer reste fidèle à son mode d’exposition très didactique, accumulant les précisions géographiques, le nom des rues et avenues, l’historique des monuments.


Saint-Germain-des-Prés
Saint-Germain-des-Prés
La voix de Douchet nomme la plus vieille église parisienne, celle qui a donné son nom au quartier. Il cite l’Institut de France, l’école des Beaux-arts, le boulevard Saint-Germain et le café de Flore. Il insiste sur le décor ancien et provincial, les rues étroites et pittoresques comme celles du Dragon, énumère la rue Saint-Benoit, celle de l’Abbaye, l’hôtel du Pas-de-Calais où séjourne sa jeune héroïne. La saturation des informations évoque le documentaire touristique, traité ironiquement pour évoquer ce "Paris qui n’est pas un endroit pour une jeune Américaine". La rencontre de la jeune Catherine avec son premier séducteur est racontée en voix off à la fin du commentaire, devant les chaises vides du café de Flore. Il précise "qu’elle ira dormir au 13 rue de Seine, face à l’Institut".

Le jeune modèle l’entraîne dans un très bel appartement, un duplex sous les toits qui permet d’admirer la coupole de l’Institut. Celui-ci est meublé avec goût et raffinement. On retrouve les personnages dans les rues étroites qui entourent l’école des Beaux-arts, mais Douchet choisit l’Académie Julian, celle que le jeune Fritz Lang fréquenta dans les années 1910, pour suivre Catherine et le second jeune homme dans la salle de modèle, découvrant la nudité du séducteur initial.

Le Saint-Germain de Douchet est bien celui de la bohème étudiante, mais celle des héritiers fortunés, fils d’ambassadeur au Mexique. Il offre aux spectateurs une représentation en tous points conformes aux stéréotypes visuels de la Nouvelle Vague, le Paris du Quartier latin du Signe du lion et des Cousins.


Gare du Nord
Gare du Nord
Avec Gare du Nord, Rouch rompt radicalement avec cet univers "germanopratin", celui de la bourgeoisie de la rive gauche. Dès les premières secondes, les oreilles du spectateur sont agressées par le bruit des marteaux piqueurs et de grosses machines de construction. Un panoramique de mise en situation part d’un plan d’ensemble du Sacré-Cœur vu de loin et recadre une fenêtre située en haut d’un modeste immeuble. La première moitié du film se situe à l’intérieur du petit appartement du couple formé par deux modestes employés de bureaux, Jean-Pierre et Odile. Le producteur interprète le rôle de Jean-Pierre et c’est Nadine Ballot, égérie africaine de Rouch depuis La pyramide humaine, qui est Odile. Le film est célèbre pour être réalisé en un plan-séquence continu de près de seize minutes. La caméra suit les déplacements des deux personnages de la cuisine à la salle de bains et à la chambre, au plus près de leurs corps et gestes. La mise en scène offre une représentation quasi ethnographique de l’habitat parisien populaire avec son exiguïté, son aspect "cage à lapin" qu’évoque Nadine pour l’opposer à la Côte d’Azur, le Sanary du maître-nageur, la Grèce et le Tahiti des fantasmes touristiques. Lorsqu’Odile sort de son "clapier" pour prendre l’ascenseur de la fuite, la caméra ne la lâche pas d’une semelle, la suit dans le couloir et dans la rue, littéralement accrochée à sa nuque et à ses pas. Une voiture pile net devant elle lorsqu’elle traverse la rue de Maubeuge pour en laisser sortir le "bel inconnu" venu de sa vieille maison d’Auteuil "avec un jardin". L’homme l’accompagne le long des grilles du pont qui surplombe les voies de la gare du Nord jusqu’à l’issue fatale du récit.

Le plan-séquence de Rouch fonctionne comme un compte à rebours jusqu’au dernier plan, qui cadre l’inconnu de dos sur les rails, alors que l’on entend les cris désespérés d’Odile. Ici, Rouch donne une vision très critique de l’aliénation, de l’imaginaire exotique, des rêves d’aventures dans le Paris populaire de la petite bourgeoisie, celle qui opte pour la gare du Nord car elle ne peut s’offrir un petit deux-pièces à Montparnasse ou à Saint-Germain, encore moins à Auteuil ou à la Muette.


Rue Saint-Denis
Rue Saint-Denis
La rue Saint-Denis est le lieu emblématique de la prostitution populaire pour travailleurs immigrés. Pollet n’en donne que cinq à six plans d’extérieurs naturels, dont la célèbre porte de Saint-Denis, avec son arc de triomphe du XVIIe siècle, avant d’enfermer le spectateur avec ses deux personnages dans la minable chambre d’hôtel où le jeune Léon entraîne la putain populaire à la langue bien pendue qui pourrait avoir l’âge de sa mère. L’actrice Micheline Dax n’a cependant que quinze ans de plus que Claude Melki (elle est née en 1924, lui en 1939). Une plaque d’hôtel indique "Hôtel du Grand Saint-Denis, chambres meublées, prix modérés", mais c’est évidemment un hôtel de dernière catégorie.

La pièce comprend un lit en fer à dorures, une petite table et un réchaud à gaz pour faire la cuisine. Les couleurs des murs sont à la fois criardes et tristes, avec des retouches de plâtre blanc. Le vert-pâle côtoie le rose-beige, les rideaux et la nappe de plastique sont rouge-grenat. L’ambiance sonore est marquée par le son d’un vieux poste de radio et décrit un match de foot, laisse entendre un tango et quelques slogans publicitaires. La pièce respire le froid et l’humidité, les teintes sont celles de la moisissure, le tout étant couronné par le portrait d’un vieillard moustachu qui rit au-dessus du lit.

Tout le système Pollet est ici présent : des éléments populistes accentués jusqu’à la caricature, mais représentés par un système formel très marqué : discontinuité du découpage, cadrages sélectifs, plongées sur les personnages, couleurs blafardes mais saturées et, bien entendu, un dialogue fondé sur un humour noir et "pince-sans-rire" irrésistible. Le cinéaste exploite au mieux la gouaille boulevardière de Micheline Dax opposée à la timidité gauche de Léon, le plongeur de restaurant de la rue Saint-Denis ( "Tu crois que je vais me fiche à poil par ce froid... On peut faire ça en musique... Alors, on y va !"). L’histoire de Florence et de Bécon-les-Bruyères, ou le récit des vacances à Limoges, sont d’ailleurs devenues aussi célèbres que les meilleures répliques des Tontons flingueurs (1963) de Michel Audiard et Georges Lautner.

Placé au départ en début de film, le court métrage de Pollet fut déplacé au milieu tant il provoquait le rire des spectateurs, et entravait la vision des courts métrages suivants.


Place de l’Étoile
Place de l'Etoile
Alors que Pollet enfermait ses deux protagonistes dans un espace fermé et restreint, Rohmer élargit son espace de références à la place de l’Étoile, son Arc de triomphe central, les douze avenues qui s’y retrouvent et les rues concentriques qui l’entourent. Le film est bien entendu tourné en décors naturels, tant en extérieur qu’en intérieur (la boutique de chemises, le wagon du métro). Il débute par la voix off du cinéaste, comme Saint-Germain-des-Prés, dont le texte est un cours d’histoire de l’urbanisme : "Au centre, l’Arc de triomphe. Commencé en 1806 et terminé en 1836, il commémore les victoires de la Grande Armée.Le Parisien ne s’y aventure jamais, excepté le chef de l’Etat ...".

L’image représente d’ailleurs des moments de la cérémonie commémorative du 11 novembre, ce qui permet de dater précisément son tournage en novembre 1964. Mais le film de Rohmer abandonne très vite la perspective historique et ses "solennités" pour s’intéresser à son modeste héros, Jean Marc, "ancien coureur de 400 mètres" qui sort du métro avenue de Wagram pour aller rejoindre son travail avenue Victor Hugo, de l’autre côté de la place. Ce personnage, guindé et impeccablement vêtu, n’est qu’un prétexte fictionnel assez arbitraire qui permet au cinéaste de donner libre cours à sa passion pour l’urbanisme et l’analyse du parcours des piétons entre les douze avenues qui rejoignent la place. En effet, les feux tricolores sont synchronisés pour canaliser le flux des automobiles et ne tiennent aucun compte du rythme de la marche des passants : "Il en résulte une gêne continuelle", précise le commentaire. A partir d’une anecdote minimale (l’altercation entre Jean-Marc et un clochard alcoolique), Rohmer développe une leçon de vie opposant les types de transports urbains et leurs contraintes. Il anticipe les débats de la politique municipale qui vont opposer les militants écologistes partisans des piétons et des cyclistes aux inconditionnels de l’automobile. Place de l’Étoile est donc le film le plus politique des six courts métrages rassemblés par Barbet Schroeder.


La Muette
La Muette
Cette perspective politique se retrouve dans une moindre mesure dans La Muette de Claude Chabrol. Les images du quartier en extérieurs naturels sont très peu nombreuses et n’interviennent qu’au début lorsque le jeune garçon sort de l’école et rentre chez lui, puis à la fin du récit lorsqu’il sort de l’appartement sans entendre les râles mortels de sa mère, tombée en bas de l’escalier. Ces images de la station de métro la Muette, de la gare de Passy, des boutiques permettent de bien situer l’immeuble haussmannien où se situe l’appartement bourgeois du couple. C’est un duplex comme l’appartement de Saint-Germain. D’où la fréquence de la représentation de l’escalier fatal lors des trajets de l’enfant et de l’épilogue.

Le quartier de la Muette permet évidemment à Chabrol de jouer sur le double sens du mot. C’est celui de la rue du même nom, un quartier riche et traditionnel du 16e arrondissement, mais il renvoie également à la surdité volontaire de l’enfant, qui veut rester muet et ne rien entendre lorsqu’il assiste aux querelles quotidiennes de ses parents, au cours des repas de famille.

En un quart d’heure, Chabrol condense son analyse sarcastique du mode de vie bourgeois où le mari trompe son épouse avec la bonne, aime la bonne chère et le vin rouge qu’il déguste goulument, et passe tous les repas de famille à se disputer avec Madame. Il privilégie pour cela le regard de l’enfant et son refus d’entendre. Habiter la Muette, c’est vouloir devenir sourd. Chabrol alterne alors les plans muets, sans aucun bruit ni paroles, et les plans sonores, très agressifs (les disputes, les bruits de circulation).


Montparnasse et Levallois
Montparnasse et Levallois
Godard débute également son court métrage par des images totalement muettes de la place Montparnasse et de la station de métro, lorsqu’il représente l’arrivée de sa jeune héroïne Monica (Johanna Shimkus). Quelques mesures de la musique de Michel Legrand interviennent alors, le cinéaste citant la bande sonore d’Une femme est une femme (1961).

Avec Montparnasse et Levallois, il reprend une histoire de Giraudoux qu’il avait fait raconter dans sa comédie musicale en Scope et en couleurs par Alfred (Jean-Paul Belmondo) à son ami Emile (Jean-Claude Brialy) : une jeune femme envoie un pneumatique à deux de ses amants pour fixer un rendez-vous le jour même, mais elle croit qu’elle a inversé les enveloppes des deux destinataires en glissant les plis dans la boîte postale.

Godard est le seul cinéaste de l’équipe qui sélectionne deux quartiers et non un seul, comme nous l’avons précédemment indiqué. Il choisit Montparnasse, quartier de la bohème artistique qu’il avait déjà décrit dans A bout de souffle, et lui oppose Levallois (Levallois-Perret, nous indique la plaque officielle de la ville lorsqu’y arrive Monica en courant), une banlieue du nord-ouest encore populaire en 1964-65, de l’autre côté du boulevard périphérique, avec ses garages et ses ateliers de réparation. L’opposition géographique et spatiale est redoublée par l’opposition professionnelle et sociale. Les deux amants que la jeune femme va retrouver travaillent le fer. L’un est sculpteur sur métal et construit des silhouettes féminines avec de la ferraille de récupération, tandis que le second est tout simplement carrossier en automobiles, mais grand amateur de carrosserie de sport, dont il cite les noms des concepteurs (Farina, Nicoletti).

L’anecdote est simple, le dialogue réduit à son strict minimum. Godard réalise rapidement ce court métrage entre Une femme mariée (1964) et Alphaville (1965). Il est en pleine phase d’invention créatrice et de recherche formelle. Ici, il fait appel à Albert Maysles, l’un des grands opérateurs américains du cinéma direct et va explorer la méthode de ce cinéma avec caméra portée et son synchrone. Le film est un action film comme l’ action painting de Jackson Pollock.

Le sculpteur est interprété par un véritable artiste, Philippe Hiquily, sculpteur sur métal. Hiquily a obtenu le prix de la critique à la Biennale de Paris en 1959 et va ensuite exposer régulièrement aux Etats-Unis au cours des années 1960 et suivantes. Le carrossier est un acteur de seconde zone, Serge Davri, acteur de films commerciaux de Jean Lefèvre (Minute papillon, 1958) et Georges Lautner (La môme aux boutons, 1958), mais c’est aussi un acteur que François Truffaut avait utilisé pour sa gueule dans Tirez sur le pianiste (1961).

Masculin féminin
Monica, la jeune femme distraite, est interprétée par la jeune Canadienne de vingt-cinq ans Joanna Shimkus, un mannequin au physique et aux vêtements très "années sixties", avec sa frange sur le front, son imperméable à petits carreaux noirs et blancs, sa jupe plissée de la même teinte, ses bottes de cuir et son pull rouge. Son type physique correspond aux jeunes femmes et jeunes filles que Godard a représentées dans Une femme mariée (Macha Méril) et qu’il va reprendre dans Masculin féminin (Chantal Goya, Marlène Jobert) et Week-end (Mireille Darc). Le film fait preuve d’une misogynie assez provocante, caractéristique de l’univers godardien de cette période : le personnage court d’un métro à l’autre pour aller plus vite que le pneumatique qu’elle a envoyé. Pour abuser de la crédulité de ses deux amants, elle n’hésite pas à enlever son pull et proposer d’aller "se coucher" tout de suite. Après un bref moment de silence, elle sera brutalement éconduite par les deux hommes qui l’insultent, lui jettent ses vêtements dehors et, pour le second, lui donne un méchant coup de pied aux fesses très agressif, comme elle-même avait donné un coup de pied à la statue de fer dans la cour du sculpteur.

Il est évident que ce qui intéresse Godard, dans ce petit court métrage quasi expérimental, ce sont les bruits des objets métalliques et des coups de marteaux que produisent les deux hommes, d’où le choix de leurs professions. Ces bruits sont les objets sonores sur lesquels Godard entend travailler comme les deux artistes sur les formes du métal. Ils doivent surtout recouvrir les paroles que l’enregistrement sonore en son direct doit s’efforcer de rendre inaudibles. Le résultat est réussi au-delà des apparences en termes d’audibilité, brouillé par le mixage musical. Ces bruits réduisent à néant le discours de la jeune femme, discours de l’embarras et de la tromperie, puisqu’elle cherche à inverser le message de ses deux pneumatiques.

Il y a également dans le film un concours de vitesse puisqu’il s’agit d’aller plus vite que les pneumatiques. Godard travaille sur le rythme et le temps court, comme Jean Rouch dans son magistral Gare du Nord. Il joue aussi avec l’absence de son, au premier plan notamment, puis lorsque la bande devient muette, comme dans le court métrage de Chabrol qui suit immédiatement le sien, intitulé, comme par hasard, La Muette (voir plus haut). Il joue aussi avec le thème musical de Michel Legrand, celui d’Une femme est une femme, thème qui va et vient en sourdine, entre quelques bruits violents de carrosserie et des dialogues intermittents.

Pour Godard, Montparnasse = Levallois et non Montparnasse et Levallois. Les deux vieux amants de la jeune femme sont tout aussi odieux l’un que l’autre. "Une femme est une femme", c’est à dire en 1965, pour JLG, "infâme" car duplice et infidèle.


50 ans après
Paris vu par six cinéastes de la Nouvelle Vague est aujourd’hui un film emblématique de son esthétique, par le choix du 16mm, le recours aux acteurs non professionnels, l’usage du son synchrone dans quelques-uns des courts métrages. La vision des quartiers représentés est propre à chacun des réalisateurs et les choix de Jean-Daniel Pollet ou de Claude Chabrol semblent bien éloignés de ceux de Jean Rouch ou d’Eric Rohmer. Mais certains de ces films peuvent être considérés comme des manifestes ou des discours de la méthode de chacun des réalisateurs. Eric Rohmer n’a jamais été aussi radical que dans Place de l’Étoile, son film le plus abstrait et le plus théorique, celui où sa conception du "cinéma, art de l’espace" apparaît avec le plus d’évidence. Jean-Daniel Pollet est allé à la limite de sa démarche ironique et parodique. Godard brouille la piste sonore comme il ne l’a encore jamais fait dans ses films antérieurs. Gare du Nord est peut-être le chef-d’œuvre de son auteur et le film le plus exemplaire du cinéma direct, ou même de l’esthétique de la Nouvelle Vague.

Enfin, Paris vu par... a donné lieu a deux héritiers.


20 ans après et Paris, je t’aime
Paris vu par... 20 ans après
Un premier remake en 1984, Paris vu par... 20 ans après, avec la participation de Chantal Akerman (J’ai faim, j’ai froid), Bernard Dubois (Place Clichy), Philippe Garrel (Rue Fontaine), Frédéric Mitterrand (Rue du Bac), Vincent Nordon (Paris Plage) et Philippe Venault (Canal Saint-Martin).

Un second film plus collectif encore et même, cette fois, très international, Paris, je t’aime (2006) réunissant dix-huit courts métrages de cinq minutes sur dix-huit arrondissements de la capitale, réalisés notamment par Joel et Ethan Coen, Nobuhiro Suwa, Olivier Assayas, Gurinder Chadha, Wes Craven et Walter Salles.

Mais le film initial de 1964, tout en illustrant une forme de quintessence de la Nouvelle Vague des années 1960, offre aux spectateurs postérieurs, par-delà leurs anecdotes respectives et les intrigues amoureuses, une représentation des quartiers de Paris avec ses personnages emblématiques : les séducteurs, riches et pauvres de Saint-Germain, le couple modeste des employés de gare du Nord, la prostituée et son client de la rue Saint-Denis, le vendeur de chemises et le clochard de la place de l’Étoile, le sculpteur et le carrossier de Montparnasse-Levallois, les parents très bourgeois, leur fils unique et leur bonne de la Muette. Sans oublier la jeune étudiante américaine de Saint-Germain et la jeune Canadienne de Montparnasse, sans lesquelles Paris ne serait pas Paris.


En écho
Sur le site du Forum des images
Le Paris de la Nouvelle Vague, par Jean Douchet

 

Michel Marie
Michel Marie est notamment l’auteur de La Nouvelle Vague, une école esthétique (Nathan, 1997) et Comprendre Godard, travelling avant sur A bout de souffle et Le mépris (Armand Colin, 2006).
28 septembre 2012

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