Jean de la lune
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Il naît en Bretagne, à Crozon, la veille de Noël 1887. Education religieuse, il sera pharmacien comme son oncle. Ce qui ne
l'enthousiasme guère, il préfère étudier l'art dramatique sans cependant parvenir à entrer au Conservatoire de Paris. On ne
résiste pas à sa vocation : en 1913, nanti de son diplôme d'apothicaire, il choisit l'officine de Jacques Copeau, patron du
théâtre du Vieux-Colombier où il entre comme régisseur général. La scène, il ne la quittera plus, comme le rappelle Roland-Bernard
dans le portrait de la série Bonnes adresses du passé qu'il lui consacre ( Louis Jouvet, 1971).
Co-fondateur de la NRF (Nouvelle Revue Française), intellectuel intransigeant, écœuré par la vulgarité du boulevard, amoureux
de textes qu'il commande à des écrivains de son temps, Roger Martin du Gard en particulier, Copeau transforme le Vieux-Colombier
en un phalanstère de ferveur, à la fois école, centre d'art dramatique, lieu d'échanges avec un public fidèle. Le plateau
est nu, la vie, collective, et les comédiens remarquables : Charles Dullin, Valentine Tessier, Roger Karl. Jouvet, lui, arpente
le plateau en scénographe polyvalent, passionné par le décor et l'éclairage. Il invente même un projecteur tournant qui porte
encore son nom. La fille de Copeau évoque ces débuts prometteurs dans Entre deux jardins, un documentaire réalisé en 1994 par Laszlo Horvath.
Le voici, grand, hâve, émacié, le cheveu noir et le regard appuyé. Quand, en 1922, il quitte Copeau pour Jacques Hébertot
qui lui confie la direction de la Comédie des Champs-Elysées, Jouvet devient Jouvet, il se déprend de tout héritage et affirme
son autorité. Le succès le couronne d'emblée, puisque c'est le 14 décembre 1923 qu'est représentée pour la première fois la
pièce du normalien Louis Farigoule alias Jules Romains, Knock. "Pièce clef, pièce phénix, pièce saint-bernard, pièce protectrice et tutélaire : pendant vingt-cinq ans, j'ai repris Knock quatorze fois, je l'ai jouée en moyenne cinquante fois par saison", écrira Jouvet en 1952.
Par bonheur, le cinéma s'est à deux reprises emparé de la pièce. A vingt ans d'écart, Roger Goupillières et Guy Lefranc filment
Jouvet dans son rôle de prédilection. "Attention, ne confondons pas, est-ce que ça vous chatouille ou est-ce que ça vous gratouille ?"Knock, ou le triomphe de la médecine, c'est d'abord celui du metteur en scène et interprète du rôle principal, dont un Fabrice Luchini a su intelligemment se
démarquer quand il a récemment repris le rôle sur scène. La jubilation éprouvée par Jouvet, tout spectateur de l'un ou l'autre
de ces films ne peut que la partager.
De Jules Romains, Jouvet fait, avant Jean Giraudoux, le premier de ses auteurs-compagnons de route. Six pièces, parmi lesquelles
le réjouissant Donogoo-Tonka, créé en 1930. Quelle heureuse époque pour la scène parisienne ! Les Années folles sont celles des triomphes d'auteurs nouveaux
comme Sacha Guitry et Bernard Zimmer, d'interprètes ébouriffants comme Gaby Morlay ou Jules Berry, Yvonne Printemps et Victor
Boucher, de metteurs en scène inspirés tels Lugné-Poe, Gaston Baty, Georges Pitoëff. Jouvet mêle le répertoire classique et
les dramaturges de son temps, Alfred Savoir, ce Polonais francophone, Jean Sarment dont Léopold le bien-aimé a résisté au temps, Marcel Achard que Michel Simon sert mémorablement dans Jean de la Lune, là encore venu jusqu'à nous grâce au cinéma ( Jean de la Lune, 1948).
Pourtant, c'est en Giraudoux le diplomate aérien, le germaniste romantique que Jouvet découvre en 1927 un véritable alter
ego. Prodigieuse histoire d'amitié que celle de ce lien professionnel entre deux hommes intimidés l'un par l'autre ! Treize
pièces montées entre 1928 et 1946, attendues par un public venu de partout pour assister au prodige d'une langue lyrique interprétée
par un héraut pénétré de sa mission. Siegfried, Amphitryon 38, Judith, Intermezzo, La guerre de Troie n'aura pas lieu, Electre, L'Apollon de Bellac, La folle de
Chaillot : leurs créations font événement aux Champs-Elysées puis à l'Athénée, dont Jouvet a pris la direction en 1934.
Peu à peu Giraudoux s'est éloigné de la sensibilité d'aujourd'hui. Ses grandes machines à mots ont lassé. Il n'est cependant
pas douteux que leur mise en scène par Jouvet, dans des décors de Christian Bérard ou de Pavel Tchelitchew, portées par des
comédiens aussi grandioses que Michel Simon, Lucienne Bogaert, Madeleine Ozeray, Pierre Renoir, devait véhiculer une prodigieuse
émotion. Comme si la troupe avait été transfigurée par le verbe giralducien, comme si chacun avait perçu l'enjeu intense,
l'inquiétude à peine voilée qui transparaissent de ces questionnements sur la guerre et les passions, sur la tentation d'une
fantaisie échappant à la brutalité du réel.
Le conflit mondial contraint Jouvet et ses comédiens à une invraisemblable équipée de cinq ans à travers l'Amérique du Sud
et les Antilles. Entre-temps, Giraudoux disparaît, et lorsque la cohorte épuisée regagne l'Europe en 1945, le monde est autre.
Jouvet cependant, attendu depuis tant d'années, poursuit dans son esthétique associant le passé du théâtre à son avenir :
il bouleverse dans Dom Juan, monte Genêt et Sartre. Dans Elvire Jouvet 40 (1986), Benoît Jacquot restitue avec force le travail de collaboration de Jouvet avec la jeune comédienne interprétant l'Elvire
de Dom Juan en 1940, mettant notamment en valeur l'intransigeance du metteur en scène et son attachement au "sentiment", par opposition à ce qu'il appelle "l'intelligence dramatique".
Jouvet meurt à l'ouvrage le 16 août 1951. Les opérateurs Gaumont filment ses obsèques à l'église Saint-Sulpice ( Actualités Gaumont de mai à septembre 1951). Quatre jours plus tard, Jean Vilar est nommé à la tête du Théâtre National Populaire.
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