LE PORTAIL DES FILMS
SUR PARIS ET LA REGION ILE-DE-FRANCE

 

Île de France

Mairie de Paris

 

Parcours
Le Paris de Marguerite Duras
par Roberto Zemignan
P128
Marguerite Duras dans La caverne noire
collection Paris Île-de-France
Le rendez-vous entre Paris et le cinéma de Marguerite Duras se précise tard. Lieu où se mêlent œuvre artistique et engagement politique, Paris est montré par Duras sous un aspect inconnu car saisi par un regard différent.


La caverne noire
Née à Gia Dinh, près de Saigon (Vietnam du sud), le 4 avril 1914, et Parisienne d'adoption dès l'âge de dix-huit ans, Marguerite Duras filme Paris presque à la fin de sa carrière cinématographique, avec Le navire Night (1979). A partir des chutes du film, elle réalisera les courts métrages Césarée (1979), Les mains négatives (1979) et le premier Aurélia Steiner (1979), manière tout à fait singulière de continuer à creuser le rapport particulier qui la lie à la capitale, commencé sous l'égide du "politique".

Paris, le bonheur de la désobéissance
Une aussi longue absence
Bien avant sa production cinématographique - qui débute en 1959 avec le scénario d'Hiroshima mon amour, écrit à la demande d'Alain Resnais, et qui se poursuit avec Une aussi longue absence d'Henri Colpi (1961) - écriture littéraire et engagement politique se nouent au 5 de la rue Saint-Benoît, à Saint-Germain-des-Prés. C'est là qu'à partir de 1939 Marguerite Duras, née Donnadieu, vivra jusqu'au 3 mars 1996, jour de sa mort. En 1943 - date de la parution de son premier roman, Les impudents, signé du pseudonyme Marguerite Duras - elle rejoint la résistance parisienne dans le réseau dirigé par François Mitterrand, avec Robert Antelme, son époux, et Dionys Mascolo.

Dans l'après-guerre, divorcée d'Antelme (auteur de L'espèce humaine, l'un des témoignages les plus émouvants sur les camps de concentration nazis), son appartement deviendra le lieu de rencontres d'un groupe d'intellectuels de gauche, connu sous le nom de groupe de la rue Saint-Benoît, parmi lesquels on croise Edgar Morin, Jorge Semprun, Maurice Merleau-Ponty et de temps à autre George Bataille et Maurice Blanchot.

A l'automne 1960, elle sera parmi les signataires du Manifeste des 121 (proposé par Mascolo, Blanchot et Jean Schuster), qui prennent position contre la guerre d'Algérie. En Mai 68, elle se trouve à nouveau en première ligne, cette fois à côté des étudiants contestataires, comme si cette révolution était en quelque sorte la sienne, déjà présente dans le renouvellement qui accompagne son écriture. Ainsi, la "folie de mai" donne la marque originale de son cinéma, qui s'annonce dans son premier film tourné en 1969, au titre symbolique : Détruire, dit-elle (La musica, réalisé en 1966, était une coréalisation en collaboration avec Paul Seban). C'est le "bonheur de la désobéissance", comme elle définira ses engagements dans les luttes politiques, qui avait à voir, selon elle, avec la période "sauvage" et libre de l'enfance.


"Ce Mékong, vers l'Est, du côté de Bercy"
" […] Je suis complètement séparée de mon enfance. Et, dans tous mes livres, elle est là, dans tous mes films, l'enfance est là. Je crois que ces gens qui sont avec nous, ces amis, qui sont tous nés en France, dans des pays accessibles, ne peuvent pas comprendre cette situation-là, d'être sans pays natal. Je ne me sens pas française." (Marguerite Duras, Les yeux verts, Cahiers du Cinéma, 1980 et 1987).

Au-delà de la mythologie de l'enfance, thème irradiant toute son œuvre, cette affirmation de Duras résume bien les éléments qui fondent son univers cinématographique. La séparation qui habite les êtres devient, à partir de La femme du Gange (1972-73), le principe stylistique de son cinéma. Composé de 152 plans fixes, le film est conçu par la cinéaste comme s'il était fait de deux films autonomes : celui des images et celui des voix. Ainsi, à travers un montage de type disjonctif, c'est l'intervalle qui est essentiel pour elle car il ouvre, face aux spectateurs, un espace vide dans lequel le sens résonne, sans avoir pourtant aucun lieu où prendre place. Cette dissociation entre bande-image et bande-son, Duras continuera à la décliner sous différentes formes : entre les corps - muets - qui occupent l'image d'India Song (1974) et leurs voix renvoyées dans le hors champ d'où elles parlent, entre sa voix d'auteur en train de lire le récit et une image complètement noire pendant trente minutes - sur une durée de quarante-deux - limite extrême atteinte dans L'homme Atlantique (1981). Cette norme esthétique, qui mine les mécanismes de la représentation cinématographique, devient à son tour principe idéologique, car elle parvient à ébranler les bases du cinéma dit narratif, sans pourtant démentir la narration.

Ensuite, si l'on revient à ce même aveu, l'impossibilité de Duras à se sentir française est présente dans l'effacement toujours renouvelé de toutes sortes de frontières identitaires, dans sa vie comme dans son travail. La multiplicité des activités qu'elle pratique - littérature, journalisme, théâtre, cinéma - transforme en profondeur son écriture, jusqu'au mélange des genres auxquels elle soumet ses œuvres, au point de sous-titrer le livre India Song (1973) "texte-théâtre-film". Duras ne fait que réécrire, incessamment, le déjà-écrit, en le déplaçant dans des formes nouvelles. On peut citer le bal mythique d'Anne-Marie Stretter avec son jeune amant Michaël Richardson - présents dans le roman Le ravissement de Lol V. Stein (1964) - qui est à l'origine du célèbre "cycle indien" formé, au cinéma, par La femme du Gange, India Song et Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976).

Les mains négatives
Ainsi, elle n'arrête pas de donner forme à son univers asiatique que Claude Roy (assidu des réunions du groupe de la rue Saint-Benoît) a appelé avec une formule originale la "Durasie" : espace imaginaire de ses origines, impossibles à enraciner dans un lieu réel. Pour elle, ces histoires d'amours irréalisables, ces hommes et ces femmes déchirés par des passions inavouables peuvent prendre place dans n'importe quel endroit apte à les accueillir : "Ce n'est pas la peine d'aller à Calcutta, à Melbourne ou à Vancouver, tout est dans les Yvelines, à Neauphle. Tout est partout. Tout est à Trouville. […] Dans Paris aussi j'ai envie de tourner, dans ces grandes avenues coloniales des Mains négatives, ces souks de Ménilmontant, ce Mékong, vers l'Est, du côté de Bercy. L'Asie à s'y méprendre, je sais où elle est à Paris…" (Marguerite Duras, Les yeux verts, Cahiers du Cinéma, 1980 et 1987)


Paris, ville ouverte à un regard différent
La rencontre avec Paris arrive tard. Le Palais Rothschild au Bois de Boulogne, en état avancé de ruines (pour avoir logé Gœring sous l'occupation nazie), deviendra pour Duras le lieu idéal pour donner vie aux fantômes qui sont au cœur d'India Song. Son cinéma subit l'attrait, la fascination pour des lieux qui conservent les traces des histoires des êtres mêlées à l'Histoire des peuples. C'est ce défi qu'elle impose à la caméra, après l'avoir maîtrisé dans la littérature : rendre évident le temps qui s'écoule à travers l'espace qui le fige. Pour y arriver, elle adopte un regard poreux, ouvert à d'autres traversées qui ne s'inscrivent pas forcément dans les seules images. Dans cette perspective, Son nom de Venise dans Calcutta désert reste son film le plus important. Peu de temps après le succès d'India Song (prix de l'Association Française des cinémas d'art et d'essai à Cannes 1975), elle revient sur les lieux du tournage - de plus en plus délabrés - avec une équipe technique réduite au minimum et la bande-son de son film pour filmer "l'oubli d'India Song" (Marguerite Duras, Le cimetière anglais), effacement du film dans la mémoire de la parole qui le réaffirme.

Des journées entières dans les arbres

Ce regard différent s'impose, aussi, dans le choix et la direction des acteurs au cinéma comme au théâtre. Parce qu'elle est déracinée de sa terre natale, Duras peut, dès son arrivée à Paris, développer un regard autonome sur les êtres qui l'entourent. C'est cette vision désenchantée qui l'encourage à se servir d'acteurs célèbres pour les détourner de leurs images de stars et ainsi pousser les spectateurs à découvrir des possibilités autres dans leur jeu : de Jeanne Moreau et Lucia Bosè dans Nathalie Granger (1972), en passant par Gérard Depardieu dans Le camion (1977), jusqu'à Madeleine Renaud dans Des journées entières dans les arbres (1976, prix Jean Cocteau) et dans la pièce Savannah Bay (1982) que Duras écrit pour elle - et qu'elle jouera au théâtre du Rond-Point sous sa direction (1983).


Ce navire appelé Le Night
Le navire Night
Dans le cinéma de Duras, les histoires nées de son imaginaire appartiennent au périmètre flou dessiné par les voix. Pierres, monuments, corps des acteurs sont porteurs d'autres mémoires, de traces d'autres histoires qui se croisent sans pourtant se fusionner. Dans Le navire Night (1979), Paris enfin est là, cadré frontalement, avec la partie moderne du quartier de La Défense, de Beaugrenelle ou celle, monumentale, de la tour Eiffel, du musée d'Art moderne, du Père-Lachaise. Le récit d'une histoire d'amour impossible prend place, née dans l'abîme du réseau téléphonique parisien, alors que sur ces images les voix de l'auteur et de Benoît Jacquot parlent aussi d'Athènes, où se déroule la deuxième histoire racontée dans le film : celle de la disparition entre deux visites d'une statue d'Athènes au musée de la ville.

L'imaginaire artistique de Duras est hanté par la ville, espace ouvert à l'altérité, frontière glissante vers d'autres souvenirs. Toujours prise dans la trace de l'autre (Hiroshima-Nevers, Calcutta-Venise, Paris-Athènes, Paris-Césarée, Rome-Césarée, pour en rester seulement à quelques exemples), du fond d'une narration la ville devient superficie interactive d'une émotion à remémorer. Les mains négatives, Césarée, Aurélia Steiner vont tous dans cette direction, en amalgamant aux images de la capitale histoires d'amours impossibles et traumatismes de l'Histoire des peuples du XXe siècle (l'horreur de la Shoah, l'esclavage moderne, la violence du pouvoir). Ce faisant, Paris devient le lieu originaire d'une rencontre qui n'a plus de temps, le terrain d'une liberté totale où chaque voix résonne dans l'écho de l'autre.

"[…] Qui dira assez la beauté de Paris en toutes saisons, pendant les dimanches d'été, les nuits d'hiver quand les rues redeviennent sauvages, des routes. Aucune ville au monde n'est bâtie comme elle l'est avec ce luxe inouï d'espaces clairs. Toute une partie est à l'égal de Versailles dans la répartition des monuments. C'est en été que le fleuve apparaît dans sa pleine beauté, avec ses ombrages, ses jardins, les grandes avenues qui en partent ou qui le longent, les pentes des collines douces qui surplombent de partout, de l'Etoile, de Montparnasse, de Montmartre, de Belleville. Le plat de la ville n'est qu'au Louvre suite à la Concorde. Et dans les îles." (Marguerite Duras, La vie matérielle, POL, 1987).


Filmographie sélective
Fictions
Réalisations
Détruire, dit-elle
de Marguerite Duras
1969, 1h30min
Nathalie Granger
de Marguerite Duras
1972, 1h23min
de Marguerite Duras
1977, 1h35min
de Marguerite Duras
1979, 10min
de Marguerite Duras
1979, 14min
de Marguerite Duras
1979, 1h29min
Scénario
de Henri Colpi
1961, 1h34min
Documentaires
de Simon Edelstein
1992, 36min
de Jérôme Beaujour et Jean Mascolo
1984, 52min
Bibliographie



Quelques écrits de l'auteur
Les impudents, Marguerite Duras, Plon, 1943
Nathalie Granger, Marguerite Duras, Gallimard, 1973
La vie matérielle, Marguerite Duras, P.O.L, 1987
Le navire Night, Marguerite Duras, Gallimard, 1989
India Song, Marguerite Duras, Gallimard, 1991
Essais et biographies
Duras, Dieu et l'écrit, Alain Vircondelet, Editions du Rocher, 1998
Marguerite Duras, Laure Adler, Gallimard, 2000
Duras, Marguerite, Dominique Noguez, Flammarion, 2001
En écho
Sur le site du Forum des images
Paris est un roman

 

Paris, Mai 68

 

Le Paris d'Alain Resnais, par Franck Garbarz

 

Roberto Zemignan
Enseignant, titulaire d'un DEA d'études littéraires et cinématographiques, Roberto Zemignan est l'auteur d'une monographie sur le cinéma de Marguerite Duras parue en Italie (Unipress, 1994) ainsi que d'autres articles sur le cinéma d'auteur.
Juillet 2004

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