Parcours
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par Frédéric Sabouraud
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P126 | |||||
Urgences (1987)
collection Paris Île-de-France
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Jeune homme, Raymond Depardon est "monté à Paris" pour devenir photographe. Il y vit aujourd'hui, toujours photographe, mais aussi cinéaste au regard aigu, qu'il filme les
dunes du désert ou les coulisses des institutions.
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Chercher Paris dans l'œuvre de Raymond Depardon, c'est jouer avec l'introuvable. On en reconnaît des contours, on en devine
des morceaux mais ce qui prime, c'est l'absence d'images immédiatement lisibles, de lieux identifiables. Paris semble être
là comme par mégarde dans Une partie de campagne, lorsqu'on croit reconnaître, au détour d'une discussion nocturne entre Valéry Giscard d'Estaing et Michel Poniatowski, le
jardin des Tuileries nappé dans les ténèbres. Pour le reste, le parcours du candidat à la présidence de la République se déroule
pour l'essentiel dans ses bureaux luxueux du Louvre, les ascenseurs et les limousines qui le mènent aux meetings provinciaux
ou lors de conciliabules en jet privé ou chez ses rares amis politiques. Dans Reporters, lorsque la caméra de Depardon traque ses propres confrères, accompagne la tournée des commerçants du candidat Chirac ou
les planques de ses anciens compagnons les paparazzi, on n'en voit guère plus : ici un trottoir du Marais, là la façade d'un
palace des beaux quartiers... La ville semble neutralisée. Et lorsqu'il filme, devant le commissariat de la place Saint-Sulpice,
une star hollywoodienne aux prises avec un photographe, le cadre semble se donner beaucoup de mal pour éviter d'inscrire le
lieu dans un espace reconnaissable et chargé de mythe et d'Histoire. Dans Faits divers, l'oeil aguerri reconnaîtra l'avenue de l'Observatoire au gré d'un travelling pris de la camionnette de Police Secours. Mais
là encore le décor se fait le plus neutre possible et on ne s'y attarde pas. Ce qui prime, ce sont les lieux clos, commissariats,
appartements, escaliers ou couloirs.
On pourrait croire que dans son film intitulé Paris -titre tardif trouvé un peu par défaut-, on verrait mieux la capitale. Il n'en filme pour l'essentiel que quelques plans
de nuit qui pourraient se situer en banlieue. Quant aux quais de la gare Saint-Lazare, le réalisateur prend bien soin de les
rendre relativement non identifiables pour mieux donner au lieu sa dimension générique. Cette obstination à ne pas filmer
Paris va prendre un tour presque parodique dans Urgences qui ne nous livre (hormis un court épisode où l'on voit un homme juché sur le toit des bureaux du quai des Orfèvres) qu'une
vignette, celle de Notre-Dame, la nuit, carte postale dont on aurait éteint la lumière pour en tuer l'effet, comme un rappel
que nous sommes bien, en même temps que dans les urgences psychiatriques d'un hôpital, à Paris (ville lumière etc.).
Paris-décor n'est donc là que par nécessité, quand la réalité l'impose (une action nécessaire au film) ou comme image d'Epinal
filmée dans la pénombre pour mieux l'anéantir et lui donner une autre dimension, plus inquiétante, plus fantastique, plus
fictionnelle, un Paris imaginaire, un "Il était une fois..." (on en trouve une autre déclinaison dans Délits flagrants avec le pont au Change filmé de nuit en fin de film ou lorsqu'on voit le parvis devant le Palais de Justice en ouverture).
Bref, Paris semble jouer au chat et à la souris dans l'œuvre de Raymond Depardon. Le cinéaste donne l'impression de vouloir
esquiver, contourner, se méfier, craindre, échapper au sujet, tout comme il semble faire le constat de son impossibilité à
filmer Manhattan dans le court métrage intitulé New York, N.Y. De la ville américaine, nous ne verrons que le point de vue nocturne (encore) et touristique, vu d'un téléphérique qui longe
Harlem Bridge. Où à travers un carrefour qui pourrait être celui de n'importe quelle ville occidentale du XXe siècle et qui
finit même par ressembler à un plan de studio du cinéma des années trente.
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Quant à Paris comme espace de vie, d'échange, comme lieu d'expérience et d'incarnation, le réalisateur va trouver un autre
moyen pour le faire exister : le hors-champ du verbe. La grande trouvaille de son cinéma, c'est d'avoir compris que, face
à des lieux sur-montrés, c'est la parole -la parole filmée, dans un lieu clos, une boîte, lisse et close, une chambre claire-
qui va permettre de les représenter et, mieux, de les réincarner. La rencontre entre quelqu'un qui parle et quelqu'un qui
écoute, avec nous -spectateurs- en tiers, va produire des images. Pas n'importe quelle parole, pas dans n'importe quel cadre
: il faut un enjeu (en général, sauver sa peau), une urgence. Et là, devant nous, sur ce mur gris et triste, lors d'un entretien
entre un substitut et un prévenu, un policier et un plaignant, un psy et son patient, le miracle a lieu : la ville renaît.
Non plus le Paris des cartes postales ou celui des photographes mais celui de tous les jours, celui des gens qui ne lèvent
plus la tête pour regarder la tour Eiffel et Notre-Dame, celui qui nous entoure et que, pourtant, nous ne savons pas toujours
regarder ou avec qui nous n'échangeons plus sans doute parce qu'il est trop près, rendu invisible par un double effet de presbytie
et de quotidienneté. A travers les institutions -commissariat de police, urgences psychiatriques, bureau du substitut des
flagrants délits et plus récemment audience de ces mêmes flagrants délits-, c'est le monde réel de la ville qui resurgit.
A travers la souffrance humaine, cette dimension balzacienne souvent prêtée à son cinéma documentaire, à travers les jeux
de dupes, de faux aveux et de vrais mensonges, de couplets moralisateurs et de menaces brandies, ce sont les récits, les histoires,
les mythes d'aujourd'hui qui prennent corps. Le quartier de la Goutte d'Or à travers le récit d'un indic de police et joueur
de bonneteau ; la vie des autobus par le récit d'un chauffeur qui craque en plein boulot ; les grands magasins racontés par
une voleuse à la tire ; un couple qui se déchire, une femme tyrannisée, un toxico, une affabulatrice... Et Depardon réussit
ainsi ce tour de force de recréer Paris sans nous le montrer, à travers ses récits, ses échanges, ses mondes si divers.
Les images, ce sont nous qui les fabriquons à partir d'autres images, celles de ces gens qui se parlent et parfois s'affrontent,
images qui entrent en vibrations avec celles que nous stockons chaque jour sans plus savoir qu'en faire. Ainsi, ce Paris d'aujourd'hui
est en quelque sorte "déterritorialisé". Il n'est plus rattaché à un décor, il est traversé par des histoires, des cultures, des langues, des accents, des activités,
des corps, des langages, des mondes en tout genre, il est une mosaïque, un puzzle, un monde en constant déplacement, en multiples
fragments, une "géographie" en mouvement comme dirait Deleuze, un tourbillon qui tente de s'organiser autour d'institutions trop rigides face au flux
des énergies multiples qui s'entrecroisent, s'ignorent et parfois se percutent. La ville devient alors un lieu de circulation,
d'incompréhension, un lieu où le pouvoir, à travers ses représentants (police, psychiatrie, justice), se confine à l'absurde
dans sa tentative pathétique de vouloir régenter dans de petites boîtes aux contours anonymes des circulations délirantes,
des flux, des réalités dont il semble tout ignorer et auxquels il ne peut pas répondre. Ainsi Paris devient la scène universelle
d'un monde contemporain où la société ne comprend plus grand chose à l'humain.
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de Raymond Depardon et Roger Ikhlef
documentaire, 1984, noir et blanc, 1h07min
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Paris-photo | |||||||
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Frédéric Sabouraud
Scénariste, réalisateur, critique et enseignant, Frédéric Sabouraud est notamment le coauteur de Depardon / cinéma (1993).
septembre 2004
mise à jour 30 juillet 2008
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